414
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
dirait une couche de chaux; elle recouvre à peine la toile, dont, à
plus d'un endroit, elle laisse voir le fil. Or, Vasari vantait la soigneuse
technique de Lorenzo dans la peinture à l’huile, et des critiques plus
récents l’ont appelé, sous ce rapport, le Carlo Dolce de la Renaissance.
La solution du problème n’est cependant pas difficile. Ce tableau
ne doit pas être un travail achevé, mais bien une simple ébauche à
la détrempe; en l’examinant de près et avec attention, on voit que
les contours de toutes les formes, aussi bien du nu que de la draperie,
sont encore marqués du pointillé qui servait à reporter sur la toile
le dessin du carton. A-t-il perdu à rester inachevé? Je ne le crois
pas; car cette fme figure de femme, d’une carnation légèrement rose,
modelée par des ombres gris brun excessivement faibles, mais ressor-
tant énergiquement sur un fond sombre, est d’un effet des plus
vigoureux. Si Lorenzo l’avait recouverte de sa couleur de chair
vitreuse et un peu pesante, nous n’aurions plus cette heureuse anti-
thèse, et ces formes si délicates n’apparaîtraient plus si légères ni
si libres sur la chaude opacité du fond.
Mais quels motifs, quelle puissante raison a bien pu déterminer
Lorenzo à ne pas poursuivre une œuvre si heureusement commencée ?
Préciser une réponse serait difficile; on peut, toutefois, hasarder
une supposition.
Le grand mouvement suscité par Savonarole — cette brève,
mais puissante réaction contre les audacieuses libertés de la Renais-
sance florentine — ne pourrait-il pas avoir arrêté en plein dévelop-
pement cette image de Vénus, ainsi qu’il en était pour bien d’autres
choses flétries sous les noms de paganisme et d’athéisme1 ?
Ce fui, comme on le sait, durant les carnavals de 1497 et de
1498 que ces « brucciamenti délia vanità » eurent lieu ; le fanatisme
célébra alors son triomphe ; le vandalisme religieux fit monter ses
flammes vers le ciel, et l’air retentit de ce cri poussé par mille
poitrines : « Vive le Christ, roi de Florence ! »
Les objets obscènes, les défroques de carnaval, les masques, les
cartes à jouer, les bijoux, les miroirs et les instruments de musique,
ne firent pas seuls les frais de ces enthousiastes autodafés ; mais
on y apporta encore les œuvres des poètes classiques, comme
\. « Que dois-je dire sur vous, peintres chrétiens qui représentez les figures
demi-nues ? Vous avez tort!'; vous devez vous en abstenir. Et vous qui possédez de
telles œuvres dans vos maisons, enlevez-les, anéantissez-les et vous ferez un
acte agréable à Dieu et à la Vierge Marie. » (Cf. G. Gruyer, Les Illustrations des
écrits de Savonarole. Paris, 1879.)
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
dirait une couche de chaux; elle recouvre à peine la toile, dont, à
plus d'un endroit, elle laisse voir le fil. Or, Vasari vantait la soigneuse
technique de Lorenzo dans la peinture à l’huile, et des critiques plus
récents l’ont appelé, sous ce rapport, le Carlo Dolce de la Renaissance.
La solution du problème n’est cependant pas difficile. Ce tableau
ne doit pas être un travail achevé, mais bien une simple ébauche à
la détrempe; en l’examinant de près et avec attention, on voit que
les contours de toutes les formes, aussi bien du nu que de la draperie,
sont encore marqués du pointillé qui servait à reporter sur la toile
le dessin du carton. A-t-il perdu à rester inachevé? Je ne le crois
pas; car cette fme figure de femme, d’une carnation légèrement rose,
modelée par des ombres gris brun excessivement faibles, mais ressor-
tant énergiquement sur un fond sombre, est d’un effet des plus
vigoureux. Si Lorenzo l’avait recouverte de sa couleur de chair
vitreuse et un peu pesante, nous n’aurions plus cette heureuse anti-
thèse, et ces formes si délicates n’apparaîtraient plus si légères ni
si libres sur la chaude opacité du fond.
Mais quels motifs, quelle puissante raison a bien pu déterminer
Lorenzo à ne pas poursuivre une œuvre si heureusement commencée ?
Préciser une réponse serait difficile; on peut, toutefois, hasarder
une supposition.
Le grand mouvement suscité par Savonarole — cette brève,
mais puissante réaction contre les audacieuses libertés de la Renais-
sance florentine — ne pourrait-il pas avoir arrêté en plein dévelop-
pement cette image de Vénus, ainsi qu’il en était pour bien d’autres
choses flétries sous les noms de paganisme et d’athéisme1 ?
Ce fui, comme on le sait, durant les carnavals de 1497 et de
1498 que ces « brucciamenti délia vanità » eurent lieu ; le fanatisme
célébra alors son triomphe ; le vandalisme religieux fit monter ses
flammes vers le ciel, et l’air retentit de ce cri poussé par mille
poitrines : « Vive le Christ, roi de Florence ! »
Les objets obscènes, les défroques de carnaval, les masques, les
cartes à jouer, les bijoux, les miroirs et les instruments de musique,
ne firent pas seuls les frais de ces enthousiastes autodafés ; mais
on y apporta encore les œuvres des poètes classiques, comme
\. « Que dois-je dire sur vous, peintres chrétiens qui représentez les figures
demi-nues ? Vous avez tort!'; vous devez vous en abstenir. Et vous qui possédez de
telles œuvres dans vos maisons, enlevez-les, anéantissez-les et vous ferez un
acte agréable à Dieu et à la Vierge Marie. » (Cf. G. Gruyer, Les Illustrations des
écrits de Savonarole. Paris, 1879.)