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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 4. Pér. 8.1912

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Nr. 1
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Koechlin, Charles: Chronique musicale
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https://doi.org/10.11588/diglit.24885#0090

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GAZETTE DES BEAUX-ARTS

seule action, sans arrêts, sans disparates, les fragments de chorégraphie clas-
sique, la pantomime, les danses populaires et les trouvailles de plastique nouvelle
dont se composent en général ces spectacles, seuls peut-être des Russes y pouvaient
arriver : l’ancien instinct de la danse est encore en eux... Beauté des cortèges
antiques, beauté de rêve ailé du Spectre de la Rose, beauté multiple de la vieille
Asie, précieuse et raffinée comme une essence rare, âcre et suffocante comme un
parfum trop fort, cette diversité n’est pas le moins admirable de ces représenta-
tions. Jusqu’où s’étendra-t-elle? Sans doute, il ne faut rien poussera l’extrême :
il semble bien qu’il y aurait quelque sacrilège, parce qu'ils sont trop profonds
et trop loin de toute vision, à vouloir traduire en danses tel adagio de Beethoven
ou de J.-S. Bach. Mais le poème symphonique et descriptif, genre si unanimement
cultivé aujourd’hui, s’adapte admirablement aux réalisations plastiques. Une
nouvelle alliance entre ces deux arts est en voie de se conclure; je la crois excel_
lente et féconde. Mieux : elle est parfois nécessaire, et je n’en veux pour exemple
que Thamar, suite de danses orientales réunies par un lien de composition un peu
lâche, œuvre d’une vive couleur et d’un pittoresque extrême, et qui pourtant ne
laisse pas, au concert, de paraître bien longue. L’explication visible, la traduc-
tion chorégraphique, en augmentent infiniment, en complètent très heureuse-
ment la beauté; sur la scène du Châtelet, c’était un spectacle splendide accom-
pagnant une musique dont l’intérêt ne diminue pas un instant; la fusion des
deux arts était parfaite. Décors et costumes dont l’éclat est celui des vieilles
faïences persanes, langueurs pâmées, furie de mouvement, tourbillonnements
de foules en orgie : c’est bien la Thamar de Balakireff elle-même.

Je n’admire pas moins Schéhérazade. Il est vrai que l’action représentée n’est
pas celle qui inspira Rimsky-Korsakoff : cela n’a proprement aucune impor-
tance. Elle est en parfait accord avec le sentiment et l’essence de la musique;
cela suffit. Elle puise à la source même de l’inspiration du musicien : l’Orient
somptueux, éclatant, délicieux, cruel et raffiné des Mille et une Nuits. Ainsi la
vérité générale et profonde est respectée, car qu’y a-t-il d’autre, dans Schéhéra-
zade, que des danses et des improvisations arabes? Mais voici qui tient réelle-
ment du prodige : l’incroyable habileté avec laquelle chaque détail de mise en
scène s’adapte aux moindres accents, aux moindres rythmes, à toutes les mille
nuances de l’œuvre musicale. On ne devinerait jamais que cette musique n’a
pas été composée sur ce scénario. D’autres ont dit en substance : « Au Châtelet,
on voit le massacre des femmes coupables et l’on entend la description sympho-
nique du naufrage de Sindbad, ce qui est absurde. «La logique ici se trompe, et
la vérité vraie, la voici : la musique pittoresque n’a pas, le plus souvent, le degré
de précision qu’on lui attribue1; celle du naufrage de Sindbad n’a rien de parti-
culièrement marin, son sentiment seul est appréciable et ne peut être changé. Ce
sentiment, c’est beffroi devant l’implacable destinée ; mais c’est aussi bien l’effroi
de femmes qu’on égorge que beffroi de passagers se noyant ; d’ailleurs le thème
des cuivres, impérieux et cruel, semble la personnification même de Schariar.
Et c’est sans ironie, sans amour du paradoxe, que j’ajoute : je vois dans cette
adaptation le plus grand respect de la musique et de l’ordre, une unité, une
volonté, une intelligence, un goût, qui sont la marque d’un art parfait.

1. En réalité, à moins d’impérieuses associations d’idées, la musique ne parle un
langage précis que lorsqu’elle exprime des sentiments.
 
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