Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Metadaten

Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 4. Pér. 8.1912

DOI issue:
Nr. 1
DOI article:
Koechlin, Charles: Chronique musicale
DOI Page / Citation link: 
https://doi.org/10.11588/diglit.24885#0091

DWork-Logo
Overview
loading ...
Facsimile
0.5
1 cm
facsimile
Scroll
OCR fulltext
CHRONIQUE MUSICALE

77

Tliamar et Schéhérazade montrent bien tout ce que les « Cinq » empruntèrent à
la musique de l’Asie; je leur en sais un gré infini, et plus d’un encore, je l’espère,
puisera à cette source merveilleuse (nous connaissons à peine, et devinons
seulement les trésors que recèlent les musiques arabe, hindoue, javanaise). Mais
l’œuvre des « Cinq » était sans successeurs, par un retour offensif de la fâcheuse
influence allemande. Aujourd’hui donc, c’est avec bonheur que nous voyons l’art
slave renaître en M. Stravinsky. Une grande hardiesse, une vie intense le carac-
térisent; avec cela, un sentiment musical très sûr, une grâce noble et fière, une
aisance, une joie de créer, et surtout une puissance de développement qui
n’appartient qu’aux musiciens de race. Ces qualités paraissent déjà dans Y Oiseau
de feu. Mais je préfère encore, peut-être, ce Pétrouchka que certains composi-
teurs et quelques critiques jugent une œuvre plus superficielle, aux curieux
timbres d’orchestre, aux sonorités divertissantes. Je la crois, au contraire, pleine
de musique et de sensibilité; mais il faut les y découvrir. Scènes burlesques, si
l’on veut; mais, au fond, drame d’amour, le plus tragique, le plus poignant, Je
plus noir. Cette histoire se passe entre trois automates passagèrement animés
de la vie par une sorte de magicien à la Wells. Pantins, soit; mais nous, au
regard d’un être supérieur, que serions-nous? Et c’est effrayant comme ces
pantins-là sont humains. Dans sa vie simplifiée, réduite à l’essentiel, Pétrouchka
n’est que sentiment; l’intelligence ne viendra pas éclairer sa nuit profonde.
Parce qu'il aime de toute son âme, il ne peut dire cet amour que par des gestes
ridicules; cela s’est vu chez les hommes. La douleur de cette machine qui souffre
s’exhale en plaintes rauques, fêlées, désespérées, qui vous serrent le cœur. La
mort du pantin est plus émouvante encore, lorsque, semblant prendre conscience
de lui-même et du monde, il serre les mains de ses frères les hommes, en un
dernier adieu. Loque lamentable, mais dont l’âme survit (parce qu’elle a souf-
fert, je pense) et ricane une plainte stridente et fausse. La justesse, la pro-
fondeur de l'expression musicale, malgré son apparence d’extériorité, sont ici le
résultat du concert harmonieux de tous les éléments de l’art des sons. Rythmes,
timbres, accords, ligne mélodique, tout concourt à une unité parfaite, ce qui est
le signe des œuvres tout à fait réussies. Inutile d’ajouter que la mimique des inter-
prètes — admirables d’ailleurs — s’allie le mieux du monde à l’œuvre musicale.

Aussi complète (bien que Weber n’ait pu prévoir la fable gracieuse imaginée
par Th. Gautier) me paraît l’alliance de ces arts dans le Spectre de la Rose. Et
s’il n’en était pas ainsi, pourrions-nous goûter aussi pleinement le spectacle et la
musique, tout à la fois? Jamais je n’ai mieux aimé le charme de cette Invitation
à la valse, un peu surannée mais éternellement jeune, ce charme discret et déli-
cieux d’une époque passée qui n’est pas encore très loin de nous : il semble qu’on
découvre une fleur séchée en un vieux livre romantique ou qu’on retrouve des
lettres d’aïeule à l’encre pâlie, au papier jauni par le temps. Sensibilité timide,
naïve et franche, âme chaste et voluptueuse, mélange de pudeur et d’amour. Et
l’on songe à l’« ancienne jeune fille », Clara d’Ellébeuse L..

Mais, de toutes les créations de cette année, la plus imprévue, la plus curieuse
et non peut-être la moins réussie, c’est la réalisation plastique imaginée par
M. Nijinsky pour accompagner le Prélude à l’a Après-midi d’un Faune ». Elle s’in- 1

1. Cf. F. Jammes, Clara d’Ellébeuse, ou l’histoire d’une ancienne jeune fille.
 
Annotationen