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gazette des beaux-arts
Écrivant à un ami, il regrette les années perdues dans des recher-
ches vaines. « Ah ! si j’avais eu un bon maître qui m’eût guidé dès
le début! » Mais il ajoute aussitôt : « L’aurais-je écouté? L’homme
indépendant se crée lui-même, et je devais me créer peu à peu à la
lumière de l’art. » En effet, il reconstitua pour lui-même, par son
propre effort d’autodidacte, l’évolution historique et logique de l’art,
de la barbarie aux Primitifs et des Primitifs au plein épanouissement
de la Renaissance.
Ayant détesté sa première erreur, il prit un parti héroïque. Pour
mieux rompre avec les cénacles révolutionnaires, il quitta la France.
C’était en mars 1893. Il ne revint à Paris qu’en 1901, pour repartir
bientôt. C’est seulement en 1904 que prit fin ce long exil volontaire.
Il passe d’abord quelques mois à parcourir l’Italie. Il admire les
maîtres, mais ne peint guère. L’Orient, patrie de toutes nos origines,
l’attire : il s’établit au Caire. De la fin de 1893 jusqu’en 1896, il ne
vit pas un tableau ni un peintre. Ce fut loin des musées, en pré-
sence de la nature et de l’homme, qu’il refit l’éducation de sa main
et de son esprit. Cet isolement dans un pays où rien ne rappelle nos
habitudes, nos préjugés, nos querelles, et où tout parle de perma-
nence, fut pour lui comme la retraite où les personnes pieuses fuient
la dissipation du siècle, afin de se ressaisir face à face avec Dieu.
A l’automne de 1896, il traverse rapidement l’Italie, par Naples
et Gènes, pour aller en Espagne. Il rencontre à Grenade M. Zuloaga :
une sympathie se créa entre ces deux artistes, également désireux
de dégager le caractère expressif et décoratif du pittoresque humain.
Eu avril 1897, il revient au Caire. Après cette période de réflexion et
de travail acharné, ayant rappris l’anatomie dans les livres et la vie
devant le modèle, il va essayer ses forces dans les grandes compo-
sitions qu’il rêve, et qui répondent à la tendance de son esprit.
Ces toiles sont au nombre d’une vingtaine; plusieurs atteignent
de vastes dimensions, réunissant quinze ou vingt figures de grandeur
naturelle : ce sont comme les pages d’un livre sur cet Orient où
l’antiquité vit encore sous nos yeux. On y voit dans ses occupations
et ses plaisirs une race à qui la simplicité de la vie sous un climat
favorable, la fidélité aux coutumes et à la religion des ancêtres,
l’ignorance ou le dédain de ce qu’on appelle la civilisation, ont conservé
la beauté native de l’animal humain, avec l’aristocratie des tribus
guerrières et pastorales.
Au milieu d;une salle qui s’ouvre sur des palmes ensoleillées,
la servante noire, malade, rafraîchit son corps fiévreux au dallage de
gazette des beaux-arts
Écrivant à un ami, il regrette les années perdues dans des recher-
ches vaines. « Ah ! si j’avais eu un bon maître qui m’eût guidé dès
le début! » Mais il ajoute aussitôt : « L’aurais-je écouté? L’homme
indépendant se crée lui-même, et je devais me créer peu à peu à la
lumière de l’art. » En effet, il reconstitua pour lui-même, par son
propre effort d’autodidacte, l’évolution historique et logique de l’art,
de la barbarie aux Primitifs et des Primitifs au plein épanouissement
de la Renaissance.
Ayant détesté sa première erreur, il prit un parti héroïque. Pour
mieux rompre avec les cénacles révolutionnaires, il quitta la France.
C’était en mars 1893. Il ne revint à Paris qu’en 1901, pour repartir
bientôt. C’est seulement en 1904 que prit fin ce long exil volontaire.
Il passe d’abord quelques mois à parcourir l’Italie. Il admire les
maîtres, mais ne peint guère. L’Orient, patrie de toutes nos origines,
l’attire : il s’établit au Caire. De la fin de 1893 jusqu’en 1896, il ne
vit pas un tableau ni un peintre. Ce fut loin des musées, en pré-
sence de la nature et de l’homme, qu’il refit l’éducation de sa main
et de son esprit. Cet isolement dans un pays où rien ne rappelle nos
habitudes, nos préjugés, nos querelles, et où tout parle de perma-
nence, fut pour lui comme la retraite où les personnes pieuses fuient
la dissipation du siècle, afin de se ressaisir face à face avec Dieu.
A l’automne de 1896, il traverse rapidement l’Italie, par Naples
et Gènes, pour aller en Espagne. Il rencontre à Grenade M. Zuloaga :
une sympathie se créa entre ces deux artistes, également désireux
de dégager le caractère expressif et décoratif du pittoresque humain.
Eu avril 1897, il revient au Caire. Après cette période de réflexion et
de travail acharné, ayant rappris l’anatomie dans les livres et la vie
devant le modèle, il va essayer ses forces dans les grandes compo-
sitions qu’il rêve, et qui répondent à la tendance de son esprit.
Ces toiles sont au nombre d’une vingtaine; plusieurs atteignent
de vastes dimensions, réunissant quinze ou vingt figures de grandeur
naturelle : ce sont comme les pages d’un livre sur cet Orient où
l’antiquité vit encore sous nos yeux. On y voit dans ses occupations
et ses plaisirs une race à qui la simplicité de la vie sous un climat
favorable, la fidélité aux coutumes et à la religion des ancêtres,
l’ignorance ou le dédain de ce qu’on appelle la civilisation, ont conservé
la beauté native de l’animal humain, avec l’aristocratie des tribus
guerrières et pastorales.
Au milieu d;une salle qui s’ouvre sur des palmes ensoleillées,
la servante noire, malade, rafraîchit son corps fiévreux au dallage de