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GAZETTE DES BEAUX-A11TS.
songes de la légende, et, le plus innocemment du monde, ils ont
ajourné l’heure où le maître des visions enchantées pourra revivre
dans un portrait ressemblant et définitif. Les gens d’esprit ont altéré
le caractère de l’homme et ils n’ont pas signalé toute l’importance de
l’artiste. L’historien qui, armé des procédés modernes, je veux dire
du document et de la chronologie, voudra étudier la physionomie de
Watteau et marquer son rôle, devra donc, s’il en a le courage,
négliger de parti pris beaucoup de contes, élaguer beaucoup d’hypo-
thèses et s’en tenir strictement aux faits positifs.
Ces faits ne sont pas nombreux, et telle est même l'indigence de
notre approvisionnement historique qu’il existe dans la biographie
du charmeur de longues périodes où on le perd de vue et où il est
presque insaisissable. Chose étrange! les événements de sa vie sont
d’hier et il est plus difficile de parler de lui que de tel artiste du
xve siècle. Watteau, qui occupe tant de pages dans les livres et dont
le nom est prononcé tous les jours, Watteau est un inconnu, ou, du
moins, il flotte dans le mystère comme les fonds vaporeux de ses
paysages. En essayant ici, après tant d’autres, de raconter la vie de
ce grand travailleur et de replacer son œuvre dans le milieu histo-
rique dont elle a été la fête, on appliquera autant que possible les
prudentes méthodes de la critique nouvelle, et malgré les difficultés
du programme, on ne négligera rien pour se tenir au plus près de
cette vérité qu’on soupçonne, mais qui s’échappe si cruellement à
l’instant même où l’on croit saisir le pli flottant de sa robe.
Les guerres de conquête, les villes assiégées et prises d’assaut,
les cadavres épars dans les rues ensanglantées sont pour le philosophe
un spectacle amer. On n’est consolé de ces violences que lorsqu’elles
aboutissent à une fleur. C’est ici le cas : même en demeurant pacifique
et sentimental, on est tenté de pardonner à Louis XIV d’avoir dirigé
le feu de son artillerie contre les murailles inoffensives de Valen-
ciennes. Il fallait que la loi de l’histoire s’accomplit, pour que le
peintre qui devait devenir une de nos plus chères gloires naquît dans
une ville française. On se rappelle les événements. L’armée royale
investit Valenciennes le 28 février 1677, et tous les ouvrages ayant
été enlevés, la ville est prise le 17 mars. Belle affaire où Van der
Meulen trouvera l’occasion d’un travail nouveau. Peu après, le
11 août 1678, intervient le traité de Nimègue, qui délimite la
nouvelle frontière; en même temps, un émissaire du roi, Magalotti,
celui que Saint-Simon nous représente comme un homme « délicieux
et magnifique », s’installe à Valenciennes en qualité du gouverneur.
GAZETTE DES BEAUX-A11TS.
songes de la légende, et, le plus innocemment du monde, ils ont
ajourné l’heure où le maître des visions enchantées pourra revivre
dans un portrait ressemblant et définitif. Les gens d’esprit ont altéré
le caractère de l’homme et ils n’ont pas signalé toute l’importance de
l’artiste. L’historien qui, armé des procédés modernes, je veux dire
du document et de la chronologie, voudra étudier la physionomie de
Watteau et marquer son rôle, devra donc, s’il en a le courage,
négliger de parti pris beaucoup de contes, élaguer beaucoup d’hypo-
thèses et s’en tenir strictement aux faits positifs.
Ces faits ne sont pas nombreux, et telle est même l'indigence de
notre approvisionnement historique qu’il existe dans la biographie
du charmeur de longues périodes où on le perd de vue et où il est
presque insaisissable. Chose étrange! les événements de sa vie sont
d’hier et il est plus difficile de parler de lui que de tel artiste du
xve siècle. Watteau, qui occupe tant de pages dans les livres et dont
le nom est prononcé tous les jours, Watteau est un inconnu, ou, du
moins, il flotte dans le mystère comme les fonds vaporeux de ses
paysages. En essayant ici, après tant d’autres, de raconter la vie de
ce grand travailleur et de replacer son œuvre dans le milieu histo-
rique dont elle a été la fête, on appliquera autant que possible les
prudentes méthodes de la critique nouvelle, et malgré les difficultés
du programme, on ne négligera rien pour se tenir au plus près de
cette vérité qu’on soupçonne, mais qui s’échappe si cruellement à
l’instant même où l’on croit saisir le pli flottant de sa robe.
Les guerres de conquête, les villes assiégées et prises d’assaut,
les cadavres épars dans les rues ensanglantées sont pour le philosophe
un spectacle amer. On n’est consolé de ces violences que lorsqu’elles
aboutissent à une fleur. C’est ici le cas : même en demeurant pacifique
et sentimental, on est tenté de pardonner à Louis XIV d’avoir dirigé
le feu de son artillerie contre les murailles inoffensives de Valen-
ciennes. Il fallait que la loi de l’histoire s’accomplit, pour que le
peintre qui devait devenir une de nos plus chères gloires naquît dans
une ville française. On se rappelle les événements. L’armée royale
investit Valenciennes le 28 février 1677, et tous les ouvrages ayant
été enlevés, la ville est prise le 17 mars. Belle affaire où Van der
Meulen trouvera l’occasion d’un travail nouveau. Peu après, le
11 août 1678, intervient le traité de Nimègue, qui délimite la
nouvelle frontière; en même temps, un émissaire du roi, Magalotti,
celui que Saint-Simon nous représente comme un homme « délicieux
et magnifique », s’installe à Valenciennes en qualité du gouverneur.