W AT TE AU.
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c’est le monde où ils aiment à voir grandir le Watteau qu’ils imagi-
nent; c’est la vie amoureuse et libre, le baiser effleurant les épaules
des danseuses indulgentes; c’est l’embarquement pour Cythère avant
que l’heure du départ ait sonné, avant que les petits cupidons roses
aient préparé les voiles du galant esquif. Malheureusement le pré-
tendu décorateur valenciennois qui introduit à l’Opéra ce frêle gar-
çon de dix-huit ans et d’allure fort provinciale, est introuvable pour
l’histoire et semble une invention de la fantaisie. Le maître de la
maison à cette époque, c’est Jean Bérain dont Mariette a dit : « Jamais
il n’y a eu de décorations de théâtre mieux entendues, ny d’habits
plus riches et d’un meilleur goût que ceux dont il a donné les desseins
pendant qu’il a été employé pour l’Opéra de Paris, c’est-à-dire pen-
dant presque toute sa vie. » Bérain a donc régné jusqu’en 1711. 11 a
eu sans doute des collaborateurs, mais, les théâtres brûlant avec
leurs papiers, il est bien difficile de savoir aujourd’hui s’il a jamais
fait appel au mystérieux décorateur de Valenciennes.
Le récit de Gersaint est plus simple et plus vraisemblable. L’Opéra
n’est pas de la fête. Watteau est jeune, il a l’esprit d’aventure, il a
compris l’insuffisance de ses maîtres : il « quitta la maison pater-
nelle sans argent et sans hardes, dans le dessein de se réfugier à
Paris chez quelque peintre pour pouvoir y faire quelque progrès ».
Si l’on se rapporte aux habitudes du temps, on doit supposer que
Watteau, à peine débarqué, dut chercher à entrer en relation avec
les membres de la colonie flamande, alors fort nombreuse à Paris et
vivant à l’ombre de Saint-Germain-des-Prés et dans les environs des
Gobelins. C’est sans doute dans ce groupe de compatriotes qu’il aura
rencontré Jean-Jacques Spoede, qui devint bientôt son ami. Spoede,
né à Anvers, était alors élève de l’Académie royale et il inspirait
même des espérances, car il avait obtenu en 1700 un « prix de quar-
tier », c’est-à-dire une des récompenses qui se distribuaient tous les
trois mois. Le pauvre Spoede a trompé la confiance de ses maîtres ;
mais il a été le premier ami de Watteau et son nom nous reste cher.
Sur cette période qui fut marquée par une certaine misère, l’his-
toire n’a rien gardé. Gersaint, à qui Watteau a confié ses souvenirs
de jeunesse, nous dit seulement : « Le hasard le fit tomber chez un
nommé Métayer, peintre médiocre, qu’il quitta bientôt faute d’ou-
vrage. » Nous avons beaucoup cherché ce Métayer et il y a même
quarante ans que nous le cherchons; mais il se-dérobe obstinément
à toutes nos poursuites. Les pauvres diables, les vaincus de l’art et
de la vie, ne laissent pas de trace de leur passage. Nous ignorons
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c’est le monde où ils aiment à voir grandir le Watteau qu’ils imagi-
nent; c’est la vie amoureuse et libre, le baiser effleurant les épaules
des danseuses indulgentes; c’est l’embarquement pour Cythère avant
que l’heure du départ ait sonné, avant que les petits cupidons roses
aient préparé les voiles du galant esquif. Malheureusement le pré-
tendu décorateur valenciennois qui introduit à l’Opéra ce frêle gar-
çon de dix-huit ans et d’allure fort provinciale, est introuvable pour
l’histoire et semble une invention de la fantaisie. Le maître de la
maison à cette époque, c’est Jean Bérain dont Mariette a dit : « Jamais
il n’y a eu de décorations de théâtre mieux entendues, ny d’habits
plus riches et d’un meilleur goût que ceux dont il a donné les desseins
pendant qu’il a été employé pour l’Opéra de Paris, c’est-à-dire pen-
dant presque toute sa vie. » Bérain a donc régné jusqu’en 1711. 11 a
eu sans doute des collaborateurs, mais, les théâtres brûlant avec
leurs papiers, il est bien difficile de savoir aujourd’hui s’il a jamais
fait appel au mystérieux décorateur de Valenciennes.
Le récit de Gersaint est plus simple et plus vraisemblable. L’Opéra
n’est pas de la fête. Watteau est jeune, il a l’esprit d’aventure, il a
compris l’insuffisance de ses maîtres : il « quitta la maison pater-
nelle sans argent et sans hardes, dans le dessein de se réfugier à
Paris chez quelque peintre pour pouvoir y faire quelque progrès ».
Si l’on se rapporte aux habitudes du temps, on doit supposer que
Watteau, à peine débarqué, dut chercher à entrer en relation avec
les membres de la colonie flamande, alors fort nombreuse à Paris et
vivant à l’ombre de Saint-Germain-des-Prés et dans les environs des
Gobelins. C’est sans doute dans ce groupe de compatriotes qu’il aura
rencontré Jean-Jacques Spoede, qui devint bientôt son ami. Spoede,
né à Anvers, était alors élève de l’Académie royale et il inspirait
même des espérances, car il avait obtenu en 1700 un « prix de quar-
tier », c’est-à-dire une des récompenses qui se distribuaient tous les
trois mois. Le pauvre Spoede a trompé la confiance de ses maîtres ;
mais il a été le premier ami de Watteau et son nom nous reste cher.
Sur cette période qui fut marquée par une certaine misère, l’his-
toire n’a rien gardé. Gersaint, à qui Watteau a confié ses souvenirs
de jeunesse, nous dit seulement : « Le hasard le fit tomber chez un
nommé Métayer, peintre médiocre, qu’il quitta bientôt faute d’ou-
vrage. » Nous avons beaucoup cherché ce Métayer et il y a même
quarante ans que nous le cherchons; mais il se-dérobe obstinément
à toutes nos poursuites. Les pauvres diables, les vaincus de l’art et
de la vie, ne laissent pas de trace de leur passage. Nous ignorons