JEAN-ÉTIENNE LIOTARD.
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surtout faites le plus que vous pourrez d’après nature : la nature est
le premier de tous les maîtres. Si vous l’étudiez avec soin , cela
vous empêchera de prendre aucune manière. » Paroles exquises de
justesse auxquelles Liotard se serait associé de bon cœur et qu’il a
prononcées plus d’une fois lui-même en d’autres termes. S’il y a eu
un ami fidèle, un admirateur, un enthousiaste de la nature, c’est lui.
Est-ce à dire qu’on doive le compter parmi les représentants du
réalisme? Oui et non ; car il faut s’entendre. S’agit-il d’un réalisme
extrême, excessif, brutal qui prend la nature sans choix, sans discer-
nement, sans goût, telle qu’elle se présente, et dont le vrai nom est le
naturalisme? Ou bien s’agit-il d’un réalisme de bon aloi qui, tout
pénétré, tout imprégné, tout inspiré qu’il soit de la nature, ne repro-
duit pas celle-ci servilement, mais l’interprète en toute liberté, se
gardant bien de tenir toute réalité quelconque, même la plus repous-
sante et la plus hideuse, pour matière à l’art et mode d’expression du
beau? C’est ce réalisme-là proprement dit, sans excès, sans violence,
tout à fait légitime au surplus et même nécessaire, qui distingue
généralement les œuvres de Liotard. Il n’a jamais voulu faire passer
le laid pour le beau, ni peindre du laid pour le stérile plaisir d’en
peindre.
Avec ce réalisme bien compris qui, loin d’éloigner de l’idéal, y
conduit, Liotard pouvait être à la fois attaché à la tradition et nova-
teur, classique et romantique, conservateur et progressiste, fils de
son époque et déjà de la nôtre; mais par-dessus tout il était lui, ami
de l’indépendance, ennemi de la mode, de la routine, des préjugés.
Si, d’une part, son attention se portait sur la technique ou la partie
matérielle de la peinture, sur le choix des couleurs les plus claires,
les plus solides, les plus foncées et les mieuxbroyées, sur leur dégra-
dation suivant la lumière, sur le rapport des ombres et des clairs et
sur leur rapprochement respectif, sur la place et l’emploi des demi-
teintes, sur les différentes classes de tons et les harmonies d’analo-
gues et de contrastes, il s’efforçait, d’autre part, de ne point négliger
dans ses œuvres les éléments spirituels de l’art, comme, par exemple,
l’expression ou la peinture de l’àme, des passions, du mouvement, de
la vie, très difficile à trouver, au point que « les peintres n’ont pas le
temps de la dessiner, encore moins de la peindre, parce qu’étant trop
momentanée, le sentiment et le jugement doivent la suppléer ».
Tout le monde, je le crains, ne rendra pas à Liotard toute la
justice qui parait lui être due. La raison en est simple : on le connaît
peu, on le connaît mal; ce n’est pas une gravure ou deux, ce ne sont
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surtout faites le plus que vous pourrez d’après nature : la nature est
le premier de tous les maîtres. Si vous l’étudiez avec soin , cela
vous empêchera de prendre aucune manière. » Paroles exquises de
justesse auxquelles Liotard se serait associé de bon cœur et qu’il a
prononcées plus d’une fois lui-même en d’autres termes. S’il y a eu
un ami fidèle, un admirateur, un enthousiaste de la nature, c’est lui.
Est-ce à dire qu’on doive le compter parmi les représentants du
réalisme? Oui et non ; car il faut s’entendre. S’agit-il d’un réalisme
extrême, excessif, brutal qui prend la nature sans choix, sans discer-
nement, sans goût, telle qu’elle se présente, et dont le vrai nom est le
naturalisme? Ou bien s’agit-il d’un réalisme de bon aloi qui, tout
pénétré, tout imprégné, tout inspiré qu’il soit de la nature, ne repro-
duit pas celle-ci servilement, mais l’interprète en toute liberté, se
gardant bien de tenir toute réalité quelconque, même la plus repous-
sante et la plus hideuse, pour matière à l’art et mode d’expression du
beau? C’est ce réalisme-là proprement dit, sans excès, sans violence,
tout à fait légitime au surplus et même nécessaire, qui distingue
généralement les œuvres de Liotard. Il n’a jamais voulu faire passer
le laid pour le beau, ni peindre du laid pour le stérile plaisir d’en
peindre.
Avec ce réalisme bien compris qui, loin d’éloigner de l’idéal, y
conduit, Liotard pouvait être à la fois attaché à la tradition et nova-
teur, classique et romantique, conservateur et progressiste, fils de
son époque et déjà de la nôtre; mais par-dessus tout il était lui, ami
de l’indépendance, ennemi de la mode, de la routine, des préjugés.
Si, d’une part, son attention se portait sur la technique ou la partie
matérielle de la peinture, sur le choix des couleurs les plus claires,
les plus solides, les plus foncées et les mieuxbroyées, sur leur dégra-
dation suivant la lumière, sur le rapport des ombres et des clairs et
sur leur rapprochement respectif, sur la place et l’emploi des demi-
teintes, sur les différentes classes de tons et les harmonies d’analo-
gues et de contrastes, il s’efforçait, d’autre part, de ne point négliger
dans ses œuvres les éléments spirituels de l’art, comme, par exemple,
l’expression ou la peinture de l’àme, des passions, du mouvement, de
la vie, très difficile à trouver, au point que « les peintres n’ont pas le
temps de la dessiner, encore moins de la peindre, parce qu’étant trop
momentanée, le sentiment et le jugement doivent la suppléer ».
Tout le monde, je le crains, ne rendra pas à Liotard toute la
justice qui parait lui être due. La raison en est simple : on le connaît
peu, on le connaît mal; ce n’est pas une gravure ou deux, ce ne sont