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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
direction de ses États. Douée d’une singulière souplesse, aidée d’une
certaine ruse féminine et de son opportunisme de princesse italienne,
elle sut entrer dans les vues du politique et de Thomme d’épée, le
suivre dans ses changements de front, et se prêter aux combinaisons
que lui dictaient son astuce et le sentiment de ses intérêts. L’espoir
des brillantes destinées que l’activité guerrière de son époux pro-
mettait à son fils la soutenait, et elle sut se maintenir à la hauteur
de toutes les situations.
Lors de la seconde invasion de l’Italie par les Français, après
avoir vu Gonzague capitaine de la Ligue contre le roi de France,
elle apprit tout à coup que l’ennemi d’hier lui confiait le comman-
dement de ses troupes et le gouvernement de Milan ; une attitude si
inattendue ne la dérouta point encore, elle fit face à la nouvelle
situation comme régente, et, au scandale de certains princes d’Italie,
elle se déclara « bonne française ». Mais bientôt l’horizon change :
au cours de la campagne où chaque nouvelle missive lui signalait un
succès, on lui annonce la captivité de son époux; le trouble n’entre
point encore dans son âme; avec le même respect, la même confiance,
on la voit demander à Gonzague ses conseils et ses ordres pour le
gouvernement de ses États; et à partir de ce jour, à Venise, en
France, au Vatican, elle ne cesse de travailler avec une ardeur infa-
tigable à la libération du prisonnier.
Alors, diplomate habile, elle tenta de séduire les reines par des
présents, tout en faisant valoir aux yeux des princes le prix de l’utile
concours du bras de son époux rendu à la liberté. Mais le jour où le pri-
sonnier, fatigué d’unetelle situation, sans bien peser le résultatd’une
transaction qui pouvait compromettre l’avenir de son trône, écrivit à la
marquise d’envoyer son fils en otage à sa place, Isabelle sut trouver
en elle la fermeté de ne pas lui obéir au nom de sa douleur comme mère
et de sa responsabilité comme régente; et elle le fit dans des termes
tels que le captif lui-même renonça à solliciter sa liberté. Enfin, après
trente ans d’une existence commune traversée par de rudes épreuves,
lorsqu’à son heure suprême,Jean-François Gonzague dicta les lignes
par lesquelles il recommandait à son propre fils Frédéric, qui n’était
pas encore arrivé à l’àge viril, d’adoucir le veuvage de sa mère, il
déclara que, dans toutes les circonstances de sa vie, Isabelle d’Este
lui avait été du plus grand secours, et qu’il avait trouvé en elle « un
génie merveilleux capable de toute entreprise, si haute qu’elle fût ».
CHARLES YRIARTE.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
direction de ses États. Douée d’une singulière souplesse, aidée d’une
certaine ruse féminine et de son opportunisme de princesse italienne,
elle sut entrer dans les vues du politique et de Thomme d’épée, le
suivre dans ses changements de front, et se prêter aux combinaisons
que lui dictaient son astuce et le sentiment de ses intérêts. L’espoir
des brillantes destinées que l’activité guerrière de son époux pro-
mettait à son fils la soutenait, et elle sut se maintenir à la hauteur
de toutes les situations.
Lors de la seconde invasion de l’Italie par les Français, après
avoir vu Gonzague capitaine de la Ligue contre le roi de France,
elle apprit tout à coup que l’ennemi d’hier lui confiait le comman-
dement de ses troupes et le gouvernement de Milan ; une attitude si
inattendue ne la dérouta point encore, elle fit face à la nouvelle
situation comme régente, et, au scandale de certains princes d’Italie,
elle se déclara « bonne française ». Mais bientôt l’horizon change :
au cours de la campagne où chaque nouvelle missive lui signalait un
succès, on lui annonce la captivité de son époux; le trouble n’entre
point encore dans son âme; avec le même respect, la même confiance,
on la voit demander à Gonzague ses conseils et ses ordres pour le
gouvernement de ses États; et à partir de ce jour, à Venise, en
France, au Vatican, elle ne cesse de travailler avec une ardeur infa-
tigable à la libération du prisonnier.
Alors, diplomate habile, elle tenta de séduire les reines par des
présents, tout en faisant valoir aux yeux des princes le prix de l’utile
concours du bras de son époux rendu à la liberté. Mais le jour où le pri-
sonnier, fatigué d’unetelle situation, sans bien peser le résultatd’une
transaction qui pouvait compromettre l’avenir de son trône, écrivit à la
marquise d’envoyer son fils en otage à sa place, Isabelle sut trouver
en elle la fermeté de ne pas lui obéir au nom de sa douleur comme mère
et de sa responsabilité comme régente; et elle le fit dans des termes
tels que le captif lui-même renonça à solliciter sa liberté. Enfin, après
trente ans d’une existence commune traversée par de rudes épreuves,
lorsqu’à son heure suprême,Jean-François Gonzague dicta les lignes
par lesquelles il recommandait à son propre fils Frédéric, qui n’était
pas encore arrivé à l’àge viril, d’adoucir le veuvage de sa mère, il
déclara que, dans toutes les circonstances de sa vie, Isabelle d’Este
lui avait été du plus grand secours, et qu’il avait trouvé en elle « un
génie merveilleux capable de toute entreprise, si haute qu’elle fût ».
CHARLES YRIARTE.