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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
les yeux tranquilles, dégagent une impression de bonhomie satisfaite
et un peu dédaigneuse ; impossible de mieux rendre, par l’arrange-
ment des traits extérieurs, un état d’âme qu’on devine aussitôt : le
contentement de l’artiste qui a fini sa journée, et qui s’en va dans
quelque taverne de Montmartre, à la « Grand'pinte » ou au « Clou »,
blaguer le bourgeois avec les camarades, dans un décor de mobilier
Henri II, de tapisseries plus ou moins authentiques et de peintures
de Willette. 11 s’est installé devant son bock et ne parle pas encore,
il se réveille ; mais, bientôt, va jaillir un feu roulant de plaisanteries
cocasses et de drolatiques histoires qui feront envoler la soirée.
Mais sous ce bohème — qui, par parenthèse, a beaucoup d’esprit,
et du meilleur — il y a un poète, et le voici dans le second portrait,
celui qu’on connaît sous le nom de Y Homme à la pipe. Cette fois, la
pipe seule, la petite pipe de terre culottée et noircie, le vrai « brûle-
gueule », représente encore le débraillé de l’atelier: la figure de
tout à l’heure s’est ennoblie, une pensée profonde anime ses deux
grands yeux, fixés très loin sur quelque chose d’invisible, sur une
idée qui flotte, insaisissable encore, comme à l’horizon d’un rêve.
Plus rien de la bonne humeur gouailleuse que développe la brasserie ;
le même homme, qui hier soir babillait avec les amis sans penser à
grand’chose, est maintenant un méditatif, replié sur lui-même,
cherchant inconsciemment les obscurs rapports qui unissent les
visions de son âme au monde extérieur. Il est transformé, — on
pourrait dire transfiguré, quoique toujours le même et bien recon-
naissable, ayant ces traits accentués qu’on n’oublie pas quand on les
a vus une fois.
Ce bohème et ce poète a un coin d’héroïsme : on connaît sa biogra-
phie, qui a été souvent racontée, ses péripéties de grandeur et de
misère, sa fastueuse villa de Florence où il recevait tout ce qui a un
nom dans les lettres et dans l’art, sa ruine complète, la sérénité avec
laquelle il la supporte, sa hautaine indifférence à la question
d’argent qui l’empêche de profiter de son talent pour réédifier sa
fortune. Eh bien, voici le combattant de ces luttes dans le troisième
de ses portraits : il est coiffé d’une calotte, d’où part sa chevelure de
vieux lion, il est velu d’un veston à côtes, plus « ressemblant » que
dans les deux autres, et bien différent pourtant. Il a fait saillir toute
son énergie; sa robuste figure évoque le souvenir de ces condottieri
du xve siècle qu’admirait Machiavel. Positivement, je ne puis pas me
représenter autrement Oliveretto da Fermo ou Castruccio Castracani :
ils devaient avoir cette dure volonté, cette froide décision qui tout à
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
les yeux tranquilles, dégagent une impression de bonhomie satisfaite
et un peu dédaigneuse ; impossible de mieux rendre, par l’arrange-
ment des traits extérieurs, un état d’âme qu’on devine aussitôt : le
contentement de l’artiste qui a fini sa journée, et qui s’en va dans
quelque taverne de Montmartre, à la « Grand'pinte » ou au « Clou »,
blaguer le bourgeois avec les camarades, dans un décor de mobilier
Henri II, de tapisseries plus ou moins authentiques et de peintures
de Willette. 11 s’est installé devant son bock et ne parle pas encore,
il se réveille ; mais, bientôt, va jaillir un feu roulant de plaisanteries
cocasses et de drolatiques histoires qui feront envoler la soirée.
Mais sous ce bohème — qui, par parenthèse, a beaucoup d’esprit,
et du meilleur — il y a un poète, et le voici dans le second portrait,
celui qu’on connaît sous le nom de Y Homme à la pipe. Cette fois, la
pipe seule, la petite pipe de terre culottée et noircie, le vrai « brûle-
gueule », représente encore le débraillé de l’atelier: la figure de
tout à l’heure s’est ennoblie, une pensée profonde anime ses deux
grands yeux, fixés très loin sur quelque chose d’invisible, sur une
idée qui flotte, insaisissable encore, comme à l’horizon d’un rêve.
Plus rien de la bonne humeur gouailleuse que développe la brasserie ;
le même homme, qui hier soir babillait avec les amis sans penser à
grand’chose, est maintenant un méditatif, replié sur lui-même,
cherchant inconsciemment les obscurs rapports qui unissent les
visions de son âme au monde extérieur. Il est transformé, — on
pourrait dire transfiguré, quoique toujours le même et bien recon-
naissable, ayant ces traits accentués qu’on n’oublie pas quand on les
a vus une fois.
Ce bohème et ce poète a un coin d’héroïsme : on connaît sa biogra-
phie, qui a été souvent racontée, ses péripéties de grandeur et de
misère, sa fastueuse villa de Florence où il recevait tout ce qui a un
nom dans les lettres et dans l’art, sa ruine complète, la sérénité avec
laquelle il la supporte, sa hautaine indifférence à la question
d’argent qui l’empêche de profiter de son talent pour réédifier sa
fortune. Eh bien, voici le combattant de ces luttes dans le troisième
de ses portraits : il est coiffé d’une calotte, d’où part sa chevelure de
vieux lion, il est velu d’un veston à côtes, plus « ressemblant » que
dans les deux autres, et bien différent pourtant. Il a fait saillir toute
son énergie; sa robuste figure évoque le souvenir de ces condottieri
du xve siècle qu’admirait Machiavel. Positivement, je ne puis pas me
représenter autrement Oliveretto da Fermo ou Castruccio Castracani :
ils devaient avoir cette dure volonté, cette froide décision qui tout à