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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Diète de Varsovie, devant laquelle il y a toujours foule au Musée impérial de Vienne.
Coloriste sanguin, patriote qui voyait rouge au seul nom de Russie, artiste amou-
reux des tons pourpres et fauves, il a été peut-être le dernier peintre d’histoire
convaincu, et en tout cas l'idéal du peintre national de tous les temps. Il a le don
delà vie exubérante, et par ce prestigieux apanage il rachète tout ce qu’on peut lui
reprocher d’un peu exalté, déclamatoire et théâtral. Il a été réellement le père de
cette jeune école polonaise, toute vivifiée par les grandes leçons des maîtres français,
de Delacroix à Puvis de Chavannes, école dont l’excessif entrain, le courage et la
belle humeur pourraient bien nous réserver quelque jour de désirables surprises.
A Cracovie, le Musée de la Sukjennice renferme, à côté d’œuvres anciennes fort
intéressantes et trop peu connues, un bouquet d’œuvres modernes d’un réel mérite.
Entre autres, précisément, deux ou trois immenses toiles de Matejko. Un fait
dira à quel point ce maître était profondément et avant tout Polonais : de passage
à Cracovie, il y a cinq ou six ans, je fis des démarches pour être introduit auprès
de lui. 11 fallut y renoncer car on me répondit que Jean Matejko, tout slave qu’il
fût, et l’on sait si les slaves ont le don des langues, ne parlait, ne comprenait que
le polonais.
De l’avis à peu près unanime, l'exposition des Beaux-Arts de Milan n'a mis en
vedette aucune personnalité nouvelle, si ce n’est, celle de M. Giovanni Segantini. On
connaît l'étrange roman de ce petit bouvier alpestre qui, poussé par une irrésistible
vocation, arriva à réaliser son rêve de devenir non point pape, mais peintre,
grâce à l'heureux concours de circonstances réellement providentielles. 11 repré-
sente, aujourd’hui, surtout les scènes et les paysages de la région où s’est écoulée
son enfance et où il eut de si âpres, de si inoubliables impressions de nature
sauvage et grandiose. Sa facture absolument personnelle, par longs filaments de
couleurs pressés, qui ont un peu l’aspect, mais sans aucun charlatanisme impres-
sionniste, d'un revers de tapisserie, le rappelle très facilement à la mémoire de ceux
qui ont vu ne fùt-ce qu’une seule de ses œuvres. Constamment en campagne artis-
tique dans les Alpes de l’ancienne Rhétie, passant l’été comme l’hiver dans les
chalets des Grisons, à deux mille mètres d’altitude, il peint, ferme et cru comme la
montagne même, des coins de vie pastorale rencontrés dans une atmosphère plus
pure, plus transparente que celle de la plaine, où les objets les plus éloignés, des
cassures de rocher distantes de plusieurs kilomètres apparaissent, avec une netteté
de fêlure dans du cristal regardé en transparence. L’exposition des œuvres de
M. Segantini à Milan comportait quatre-vingt-dix numéros, parmi lesquels son
morceau capital jusqu’ici, cet étonnant Ange de la vie, nerveux, frileux, souffreteux,
réchauffant un enfant trouvé. L’ange sauveur et l’enfant qu’il abrite sont placés dans
les branchages noueux, rugueux et contournés d'un vieil arbre tordu par les rafales
au sommet d’un col alpestre ; et ce site austère et pierreux, complètement dénudé,
où dort un petit lac dans des rochers verdis de lichens, un petit lac froid et mort
comme ceux de la Bernina, du Grimsel et du Saint-Bernard, dit assez l’âpreté de
la lutte pour l’existence et de l’homme et de la plante, à ces hauteurs que recouvre
la neige durant plus de neuf mois de l’année.
WILLIAM RITTER.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
Diète de Varsovie, devant laquelle il y a toujours foule au Musée impérial de Vienne.
Coloriste sanguin, patriote qui voyait rouge au seul nom de Russie, artiste amou-
reux des tons pourpres et fauves, il a été peut-être le dernier peintre d’histoire
convaincu, et en tout cas l'idéal du peintre national de tous les temps. Il a le don
delà vie exubérante, et par ce prestigieux apanage il rachète tout ce qu’on peut lui
reprocher d’un peu exalté, déclamatoire et théâtral. Il a été réellement le père de
cette jeune école polonaise, toute vivifiée par les grandes leçons des maîtres français,
de Delacroix à Puvis de Chavannes, école dont l’excessif entrain, le courage et la
belle humeur pourraient bien nous réserver quelque jour de désirables surprises.
A Cracovie, le Musée de la Sukjennice renferme, à côté d’œuvres anciennes fort
intéressantes et trop peu connues, un bouquet d’œuvres modernes d’un réel mérite.
Entre autres, précisément, deux ou trois immenses toiles de Matejko. Un fait
dira à quel point ce maître était profondément et avant tout Polonais : de passage
à Cracovie, il y a cinq ou six ans, je fis des démarches pour être introduit auprès
de lui. 11 fallut y renoncer car on me répondit que Jean Matejko, tout slave qu’il
fût, et l’on sait si les slaves ont le don des langues, ne parlait, ne comprenait que
le polonais.
De l’avis à peu près unanime, l'exposition des Beaux-Arts de Milan n'a mis en
vedette aucune personnalité nouvelle, si ce n’est, celle de M. Giovanni Segantini. On
connaît l'étrange roman de ce petit bouvier alpestre qui, poussé par une irrésistible
vocation, arriva à réaliser son rêve de devenir non point pape, mais peintre,
grâce à l'heureux concours de circonstances réellement providentielles. 11 repré-
sente, aujourd’hui, surtout les scènes et les paysages de la région où s’est écoulée
son enfance et où il eut de si âpres, de si inoubliables impressions de nature
sauvage et grandiose. Sa facture absolument personnelle, par longs filaments de
couleurs pressés, qui ont un peu l’aspect, mais sans aucun charlatanisme impres-
sionniste, d'un revers de tapisserie, le rappelle très facilement à la mémoire de ceux
qui ont vu ne fùt-ce qu’une seule de ses œuvres. Constamment en campagne artis-
tique dans les Alpes de l’ancienne Rhétie, passant l’été comme l’hiver dans les
chalets des Grisons, à deux mille mètres d’altitude, il peint, ferme et cru comme la
montagne même, des coins de vie pastorale rencontrés dans une atmosphère plus
pure, plus transparente que celle de la plaine, où les objets les plus éloignés, des
cassures de rocher distantes de plusieurs kilomètres apparaissent, avec une netteté
de fêlure dans du cristal regardé en transparence. L’exposition des œuvres de
M. Segantini à Milan comportait quatre-vingt-dix numéros, parmi lesquels son
morceau capital jusqu’ici, cet étonnant Ange de la vie, nerveux, frileux, souffreteux,
réchauffant un enfant trouvé. L’ange sauveur et l’enfant qu’il abrite sont placés dans
les branchages noueux, rugueux et contournés d'un vieil arbre tordu par les rafales
au sommet d’un col alpestre ; et ce site austère et pierreux, complètement dénudé,
où dort un petit lac dans des rochers verdis de lichens, un petit lac froid et mort
comme ceux de la Bernina, du Grimsel et du Saint-Bernard, dit assez l’âpreté de
la lutte pour l’existence et de l’homme et de la plante, à ces hauteurs que recouvre
la neige durant plus de neuf mois de l’année.
WILLIAM RITTER.