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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
grands symboles et des vieilles légendes. Les sujets offerts par les
littérateurs, les mythes de la Grèce, les épopées fabuleuses, furent
familiers à la société bourgeoise nourrie des classiques. Ils sont
étrangers à la société actuelle. Le musée Gustave Moreau restera
incompréhensible à la foule si on ne lui distribue pas un copieux
manuel pour le lui expliquer. C’était une matière abondante et qui
se prêtait magnifiquement aux mirages de l’imagination et de la
couleur. Au moment où la vie réelle se déparait des costumes à
ramages et s’assombrissait de la banalité des modes, elle gardait le
prestige des cieux habités et des attitudes héroïques, offrait au génie
un jeu illimité de symboles où l’humanité revivait les cycles de sa
lente évolution. Elle avait enfin cet avantage de se prêter à l’asso-
ciation très franche de la figure, du paysage, des draperies et des
fonds irréels.
Aujourd’hui ne conviennent plus à la foule spectatrice ces effets
compliqués. Quelques peintres ont tenté et tentent encore de mêler
des personnages de la Fable à des scènes où se trouvent égarés
l’homme ou la femme d’à présent. Ils tombent en des fausses notes,
indéchiffrables le plus souvent, d’allure canaille presque toujours,
où le mauvais goût ne suffit pas à retenir l’attention du public.
Seul un symbole d’une simplicité élémentaire et sublime a permis
à Puvis de Chavannes de triompher. Mais il a dû s’épurer de toute
phrase et s’en tenir au mot abstrait. Son style a accompli ce miracle, de
faire planer sur ce monde d’une étendue illimitée, cosmopolite, étran-
ger aux souvenirs ancestraux, aux genèses laborieuses, aux légendes
transcrites en plusieurs langues, ce monde irréel, simplificateur,
dépourvu d’emblèmes et des costumes nationaux, parlant aux cinq
parties du monde et capable d’exprimer toute la vie avec quelques
portants d’un même décor, et avec quelques figurants peu nombreux
disposés seulement en une série de tableaux divins.
Mais ce fut son secret à lui seul, que personne ni de son vivant
ni depuis sa mort n’a su — malgré trop de tentatives malheureuses
— lui emprunter. Cependant tout n’a pas été épuisé de l’idéal sen-
soriel qui est inséparable de la vie humaine. Et quelques-uns ont
la divination de l’extériorisation moderne de la pensée. Ils re-
gardent franchement la foule. Ils ont l’aperception de l’effort du
peuple. Ils l’ont surpris dans son geste instinctif, exprimant sa ten-
dresse, sa douleur, sa croyance, sa volonté, sa curiosité ou sa ré-
flexion. Et ils l’ont lait ainsi surgir en expression synthétique de ce
bloc informe et mystérieux que la masse reste encore à nos yeux.
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grands symboles et des vieilles légendes. Les sujets offerts par les
littérateurs, les mythes de la Grèce, les épopées fabuleuses, furent
familiers à la société bourgeoise nourrie des classiques. Ils sont
étrangers à la société actuelle. Le musée Gustave Moreau restera
incompréhensible à la foule si on ne lui distribue pas un copieux
manuel pour le lui expliquer. C’était une matière abondante et qui
se prêtait magnifiquement aux mirages de l’imagination et de la
couleur. Au moment où la vie réelle se déparait des costumes à
ramages et s’assombrissait de la banalité des modes, elle gardait le
prestige des cieux habités et des attitudes héroïques, offrait au génie
un jeu illimité de symboles où l’humanité revivait les cycles de sa
lente évolution. Elle avait enfin cet avantage de se prêter à l’asso-
ciation très franche de la figure, du paysage, des draperies et des
fonds irréels.
Aujourd’hui ne conviennent plus à la foule spectatrice ces effets
compliqués. Quelques peintres ont tenté et tentent encore de mêler
des personnages de la Fable à des scènes où se trouvent égarés
l’homme ou la femme d’à présent. Ils tombent en des fausses notes,
indéchiffrables le plus souvent, d’allure canaille presque toujours,
où le mauvais goût ne suffit pas à retenir l’attention du public.
Seul un symbole d’une simplicité élémentaire et sublime a permis
à Puvis de Chavannes de triompher. Mais il a dû s’épurer de toute
phrase et s’en tenir au mot abstrait. Son style a accompli ce miracle, de
faire planer sur ce monde d’une étendue illimitée, cosmopolite, étran-
ger aux souvenirs ancestraux, aux genèses laborieuses, aux légendes
transcrites en plusieurs langues, ce monde irréel, simplificateur,
dépourvu d’emblèmes et des costumes nationaux, parlant aux cinq
parties du monde et capable d’exprimer toute la vie avec quelques
portants d’un même décor, et avec quelques figurants peu nombreux
disposés seulement en une série de tableaux divins.
Mais ce fut son secret à lui seul, que personne ni de son vivant
ni depuis sa mort n’a su — malgré trop de tentatives malheureuses
— lui emprunter. Cependant tout n’a pas été épuisé de l’idéal sen-
soriel qui est inséparable de la vie humaine. Et quelques-uns ont
la divination de l’extériorisation moderne de la pensée. Ils re-
gardent franchement la foule. Ils ont l’aperception de l’effort du
peuple. Ils l’ont surpris dans son geste instinctif, exprimant sa ten-
dresse, sa douleur, sa croyance, sa volonté, sa curiosité ou sa ré-
flexion. Et ils l’ont lait ainsi surgir en expression synthétique de ce
bloc informe et mystérieux que la masse reste encore à nos yeux.