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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Pour se documenter, Jacopo Bellini avait sans doute recours, suivant les
conseils de Leon Battista1, aux poètes et aux orateurs. En s’adressant à des
tiers, il ne faisait que suivre une coutume répandue ailleurs. Ainsi, le peintre
savoyard Nicolas Robert demandait, en 1474, le programme de ses fresques
d'Ivrée au frère Antoine de Crémone2. Ce qui distinguait l’orientation nou-
velle promulguée par Leon Battista Alberti, c'était l’indépendance d’esprit et
le degré d’instruction de ces « poètes et orateurs » associés d’une façon si
directe aux progrès de l'art.
Nous touchons ici à un problème important qui ne nous pai'aît pas avoir
été étudié avec assez de précision et que les savants les plus autorisés en
matière d’art italien ont négligé au grand détriment de la vérité. Dans une
étude parue ici même, et qui, d’une manière générale était très clairvoyante
pour l’époque, Eugène Müntz accusait Jacopo Bellini d’avoir commis des
« fautes de goût assez nombreuses, d’avoir souvent noyé le sujet principal
au milieu des épisodes3 ». M. Gustave Gronau est du même avis. Pour lui,
un des traits saillants de ces dessins est la mise en évidence de motifs de
genre, tel le Portement de croix, où se montrent, au premier plan, des
maçons élevant un mur, un sculpteur ciselant une statue, un cavalier désar-
çonné4. Il suppose que l’artiste considérait ses thèmes, avant tout, comme
des prétextes lui permettant de déployer les ressources variées de son art5.
De son côté, M. Adolfo Venturi traite Jacopo Bellini de « conteur insatiable
de digressions5 ».
Je reconnais avoir été partisan de ces opinions. En approfondissant tou-
tefois le sens de ces dessins, grâce à la publication de M. Goloubew, en me
familiarisant avec l’esprit qui régnait dans les milieux intellectuels de l’Italie
vers la lin du Moyen âge, je suis arrivé à mieux comprendre le sentiment
du maître. L’artiste qui a interprété d’une façon si émouvante les sujets les
plus dramatiques de l’Evangile, qui a mis tant d’expression dans Y Entrée à
Jérusalem, une si poignante douleur dans la Mise au tombeau, n’était pas
homme à rabaisser des sujets sacrés au rang de tableaux de genre.
Si nous regardons vers la France, nous constatons avec M. Émile Mâle
qu’ « à la mort de François Ier, malgré la Renaissance et malgré la Réforme,
l’iconographie du Moyen âge est toujours vivante7 ». En Italie, l’esprit delà
r. L. B. Alberti, Delta Pittura, dans Janitschek, L. B. Albertis kleinere kunstliistorische
Schriften; Wien, (877, p. t45.
2. Voir La Peinture savoyarde au XVe siècle (Gazette des Beaux-Arts, igi3, t. II, p. 127).
3. Gazette des Beaux-Arts, 1884, t. II, p. 44o et 441 -
4- Allgemeines Lexikon der bildenden Iùinster; Leipzig, t. III, p. 255.
5. Die KünstlerJamitié Bellini; Leipzig, Velhagen et Klasing, 190g, p. 20.
6. Storia dell’arte italiana, t. VII (ign), p. 324.
7. L'Art religieux de la fin du Moyen âge; Paris, 1908, p. ix.
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
Pour se documenter, Jacopo Bellini avait sans doute recours, suivant les
conseils de Leon Battista1, aux poètes et aux orateurs. En s’adressant à des
tiers, il ne faisait que suivre une coutume répandue ailleurs. Ainsi, le peintre
savoyard Nicolas Robert demandait, en 1474, le programme de ses fresques
d'Ivrée au frère Antoine de Crémone2. Ce qui distinguait l’orientation nou-
velle promulguée par Leon Battista Alberti, c'était l’indépendance d’esprit et
le degré d’instruction de ces « poètes et orateurs » associés d’une façon si
directe aux progrès de l'art.
Nous touchons ici à un problème important qui ne nous pai'aît pas avoir
été étudié avec assez de précision et que les savants les plus autorisés en
matière d’art italien ont négligé au grand détriment de la vérité. Dans une
étude parue ici même, et qui, d’une manière générale était très clairvoyante
pour l’époque, Eugène Müntz accusait Jacopo Bellini d’avoir commis des
« fautes de goût assez nombreuses, d’avoir souvent noyé le sujet principal
au milieu des épisodes3 ». M. Gustave Gronau est du même avis. Pour lui,
un des traits saillants de ces dessins est la mise en évidence de motifs de
genre, tel le Portement de croix, où se montrent, au premier plan, des
maçons élevant un mur, un sculpteur ciselant une statue, un cavalier désar-
çonné4. Il suppose que l’artiste considérait ses thèmes, avant tout, comme
des prétextes lui permettant de déployer les ressources variées de son art5.
De son côté, M. Adolfo Venturi traite Jacopo Bellini de « conteur insatiable
de digressions5 ».
Je reconnais avoir été partisan de ces opinions. En approfondissant tou-
tefois le sens de ces dessins, grâce à la publication de M. Goloubew, en me
familiarisant avec l’esprit qui régnait dans les milieux intellectuels de l’Italie
vers la lin du Moyen âge, je suis arrivé à mieux comprendre le sentiment
du maître. L’artiste qui a interprété d’une façon si émouvante les sujets les
plus dramatiques de l’Evangile, qui a mis tant d’expression dans Y Entrée à
Jérusalem, une si poignante douleur dans la Mise au tombeau, n’était pas
homme à rabaisser des sujets sacrés au rang de tableaux de genre.
Si nous regardons vers la France, nous constatons avec M. Émile Mâle
qu’ « à la mort de François Ier, malgré la Renaissance et malgré la Réforme,
l’iconographie du Moyen âge est toujours vivante7 ». En Italie, l’esprit delà
r. L. B. Alberti, Delta Pittura, dans Janitschek, L. B. Albertis kleinere kunstliistorische
Schriften; Wien, (877, p. t45.
2. Voir La Peinture savoyarde au XVe siècle (Gazette des Beaux-Arts, igi3, t. II, p. 127).
3. Gazette des Beaux-Arts, 1884, t. II, p. 44o et 441 -
4- Allgemeines Lexikon der bildenden Iùinster; Leipzig, t. III, p. 255.
5. Die KünstlerJamitié Bellini; Leipzig, Velhagen et Klasing, 190g, p. 20.
6. Storia dell’arte italiana, t. VII (ign), p. 324.
7. L'Art religieux de la fin du Moyen âge; Paris, 1908, p. ix.