LA VIE DE BOHÈME
Morts, une foule immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup
de gens se retournaient pour regarder Jacques qui marchait
tète nue derrière le corbillard.
— Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute...
— C!est son père, disait un autre.
— C'est sa sœur, disait-on d'autre part.
Venu là pour étudier l'attitude des regrets à cette fête des
souvenirs qui se célèbre une fois l'an sous le brouillard de no-
vembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu'il
suivait les funérailles de sa maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens,
la tète nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord, son
ami le médecin le tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire
vivement les choses.
— Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons I tant mieux.
Iloup! camarades! Allons, là!
Et la bière, tirée hors de la voiture, fût liée avec des cordes et
descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sor-
tit du trou, puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle
et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée.
On y planta une petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques qui
laissait échapper ce cri d'égoïsme :
— 0 ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre ! •
. Jacques faisait partie d'une société appelée les Buveurs d'eau,
et qui paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cé-
nacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le
beau roman du Grand homme de province. Seulement, il existait
une grande différence entre les héros du cénacle et les buveurs
d'eau, qui, comme tout les imitateurs, avait exagéré le système
qu'ils voulaient mettre en-application. Cette différence se com-
prendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de Balzac, les
membres du cénacle Unissent par atteindre le but qu'ils se pro-
posaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit;
tandis qu'après plusieurs années d'existence la société des Bu-
veurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses
membres, sans que le nom d'aucun soit resté attaché à une
œuvre qui pût attester de leur existence.
'Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques
avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les né-
cessités d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines con-
ditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d'eau,
le jour où la société avait été fondée.
Perpétuellement juchés sur les échases d'un orgueil absurde,
ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur
association, qu'ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes
de l'art, c'est-à-dire que malgré leur misère mortelle, aucun
d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le
Morts, une foule immense encombrait l'asile funèbre. Beaucoup
de gens se retournaient pour regarder Jacques qui marchait
tète nue derrière le corbillard.
— Pauvre garçon! disait l'un, c'est sa mère sans doute...
— C!est son père, disait un autre.
— C'est sa sœur, disait-on d'autre part.
Venu là pour étudier l'attitude des regrets à cette fête des
souvenirs qui se célèbre une fois l'an sous le brouillard de no-
vembre, seul, un poète, en voyant passer Jacques, devina qu'il
suivait les funérailles de sa maîtresse.
Quand on fut arrivé près de la fosse réservée, les bohémiens,
la tète nue, se rangèrent autour. Jacques se mit sur le bord, son
ami le médecin le tenait par le bras.
Les hommes du cimetière étaient pressés et voulurent faire
vivement les choses.
— Il n'y a pas de discours, dit l'un d'eux. Allons I tant mieux.
Iloup! camarades! Allons, là!
Et la bière, tirée hors de la voiture, fût liée avec des cordes et
descendue dans la fosse. L'homme alla retirer les cordes et sor-
tit du trou, puis, aidé d'un de ses camarades, il prit une pelle
et commença à jeter de la terre. La fosse fut bientôt comblée.
On y planta une petite croix de bois.
Au milieu de ses sanglots, le médecin entendit Jacques qui
laissait échapper ce cri d'égoïsme :
— 0 ma jeunesse! c'est vous qu'on enterre ! •
. Jacques faisait partie d'une société appelée les Buveurs d'eau,
et qui paraissait avoir été fondée en vue d'imiter le fameux cé-
nacle de la rue des Quatre-Vents, dont il est question dans le
beau roman du Grand homme de province. Seulement, il existait
une grande différence entre les héros du cénacle et les buveurs
d'eau, qui, comme tout les imitateurs, avait exagéré le système
qu'ils voulaient mettre en-application. Cette différence se com-
prendra par ce fait seul que, dans le livre de M. de Balzac, les
membres du cénacle Unissent par atteindre le but qu'ils se pro-
posaient, et prouvent que tout système est bon qui réussit;
tandis qu'après plusieurs années d'existence la société des Bu-
veurs d'eau s'est dissoute naturellement par la mort de tous ses
membres, sans que le nom d'aucun soit resté attaché à une
œuvre qui pût attester de leur existence.
'Pendant sa liaison avec Francine, les rapports de Jacques
avec la société des Buveurs devinrent moins fréquents. Les né-
cessités d'existence avaient forcé l'artiste à violer certaines con-
ditions, signées et jurées solennellement par les Buveurs d'eau,
le jour où la société avait été fondée.
Perpétuellement juchés sur les échases d'un orgueil absurde,
ces jeunes gens avaient érigé en principe souverain, dans leur
association, qu'ils ne devraient jamais quitter les hautes cimes
de l'art, c'est-à-dire que malgré leur misère mortelle, aucun
d'eux ne voulait faire de concession à la nécessité. Ainsi, le