Universitätsbibliothek HeidelbergUniversitätsbibliothek Heidelberg
Overview
Facsimile
0.5
1 cm
facsimile
Scroll
OCR fulltext
422

LA VIE DE BOHEME

pour elle. Quand vous êtes revenu à la raison, votre premier
cri a été pour elle; mais déjà elle était perdue pour vous: je
vous avais à tout jamais séparés l'un de l'autre, car elle n'a pu
vous pardonner de l'avoir appelée à votre chevet pour qu'elle s'y
rencontrât avec une rivale aussi indigne d'elle, et vous ne pou-
viez lui pardonner l'abandon où vous supposiez qu'elle vous
avait laissé quand vous étiez en danger de mort.

— Malheureuse! s'écria Edouard, l'œil plein d'éclairs.

— Ah! m'écriai-je à mon tour, aussi terrible et aussi mena-
çante que lui, vous voyez bien que vous mentiez tout à l'heure ;
vous voyez bien que c'est elle que vous aimez encore, que
vous aimerez toujours!

— Oui, c'est elle, ce n'a jamais été qu'elle, et toujours ce
sera elle !

— Non, Edouard, celle que vous aimez maintenant, c'est moi ;
c'est moi que vous aimerez demain. Celte fureur même, qui en
effrayerait une autre que moi, c'est la plus franche déclaration
d'amour que vous m'ayez faite. Vous m'aimez, parce que vous
êtes ainsi fait, que vous voulez avoir ce qui ne veut pas de vous,
que vous courez après ce qui vous fuit. Les amours faits de
haine sont les plus tenaces, et c'est un de ceux-là que vous
avez pour moi.

— Je ne t'ai jamais aimée, jamais, entends-tu bien? Tu avais
raison tout à l'heure. Non, tu n'étais pas ma maîtresse; tu n'as
été que la servante de ma fantaisie, que le jouet de mon caprice.
Paroles ou baisers, ma bouche t'a toujours menti. Sache-le
donc de moi-même, et que ce soit ton châtiment!

— Au temps où je vous aimais, une seule de cesparoles m'eût
tuée, lui dis-je; mais maintenant que voulez-vous que cela me
fasse? Je ne sens plus rien, ajoutai-je en frappant sur mon
cœur. Là est mon amour que vous avez tué, et, pas plus que
vos supplications, vos injures ne sauraient émouvoir le mort ou
le tombeau.

— Va-t'en, me dit Edouard d'une voix étouffée, va-t'en.

— Oui, je m'en vais, lui répondit-je ; je m'en vais sous les
pauvres habits dont j'étais vêtue quand ma destinée a voulu
que je vinsse placer entre vous et la mort qui vous menaçait ma
pitié, qui devait être de l'amour; mais je n'aurai point fait un
pas hors de cette maison, que votre pensée s'élancera sur ma
trace .Où est-elle? que fait-elle ? vous écrierez-vous en mordant
vos poings avec rage, et ces deux jalouses interrogations devien-
dront le supplice de votre insomnie. C'est à compter de cette
heure seulement que votre amour pour moi commence, et toutes
les souffrances que le mien a endurées, vous allez les connaître
à votre tour. Pour vous désormais je suis morte et perdue,
Morte et perdue, en effet, à la tendresse sincère et aux char-
mantes délicatesses de l'amour dévoué; mais aussi née, de cette
heure où je vous quitte, à l'existence vagabonde qui m'elfrayait
tant jadis, et que tous mes désirs éveillés par vous convoitent

en


 
Annotationen