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LA VIE DE BOHEME

où elle promène son' far m'ente, ses amours et sa gaieté.

Où allaient-ils ainsi d'un pas hâtif, fredonnant en chœur
quelque refrain qui est leur Marseillaise du plaisir? où allaient-
ils ainsi par groupes et par couples : jeunes gens et jeunes
.femmes dont quelques-unes étaient réellement jeunes, et dont
le plus grand nombre, hélas ! était déjà presque aussi loin de
leur jeunesse que la jeunesse elle-même est éloignée du ber-
ceau? Où allaient-ils, ceux-là dans cette toilette dont le négligé
est proche parent de l'élégance; ceux-ci demi-plèbe, demi-gen-
tilhomme, étalant un jabot de fine batiste sur un gilet cramoisi,
les autres portant sur le dos les prospectus des modes les plus
extravagantes? et les femmes donc : — celles-ci coiffées en Ma-
rie la Folle d'un de ces bonnets légers qui s'envolent par dessus
les moulins, vêtues d'une méchante robe d'indienne trop
courte, à corsage trop long, taillée en dix minutes et bâtie en
trois quarts d'heure, à grands points, par une main impatiente
qui a oublié le maniement de l'aiguille en apprenant à rouler
des cigarettes ; — celles-là toutes pimpantes, sous un beau cha-
peau pavoisé de rubans frais, en jupe de soie de couleur gaie et
garnie de volants, le volant, ce dernier mot de l'ambition des
grisettes:— et la flottante écharpe ou le châle en dentelle trans-
parente laissant deviner la souplesse d'une taille étranglée dans
l'étau du corset, qui fait saillir la richesse du buste, ou la man-
tille collée au corps pour faire une réclame aux rondeurs des
hanches. Où allaient-ils ainsi bras dessus, bras dessous, les
pieds ailés d'impatience? Ils allaient de compagnie ouvrir la ga-
lante campagne du bal en plein air, sous les bosquets de la
Grande-Chaumière et dans les charmilles de la Grande-Char-
treuse, où les appelaient déjà les fioritures de la petite flûte,
ce rossignol de l'orchestre; ils allaient donner le branle à ce
gigantesque quadrille qui commence aux premières feuilles
vertes et fait encore crier sous ses pas les dernières feuilles
jaunies. Assis sur les bancs espacés le long des contre-allées,
les gens paisibles venus là pour respirer la fraîcheur du soir,
regardaient avec curiosité défiler cette troupe joyeuse et pres-
sée dont le passage semait l'envie au cœur des vieillards ana-
créontiques qui reluquaient, d'un œil où semblait se rallumer
une juvénile étincelle, cès créatures folâtres pendues aux bras
de fiers lurons aux moustaches tordues en hameçon à prendre
les cœurs. •

Peu à peu, la nuit était descendue. Les promeneurs devinrent
plus rares, les bruits s'éloignèrent, et Claude, assis sur le banc
où il avait vu pendant une heure passer devant lui cette proces-
sion de pèlerins allant au plaisir, ne songeait plus à rentrer
chez lui. Le bruit des tambours battant la retraite et les cris
des gardiens annonçant la fermeture du jardin le réveillèrent
comme en sursaut de la rêverie où il était tombé. Il se leva
de son banc et s'éloigna précipitamment. Au bout de cinq mi-
nutes, il était arrivé à son hôtel.
 
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