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Eugène Revillout.
Le peuple égyptien était le peuple le plus religieux de l'antiquité, et la religion lui apprenait
tout ce qu'il désirait savoir au sujet des dieux, de l'origine du monde et de la vie future.
La philosophie était inutile puisque la foi avait tout éclairci.
Mais lors du commencement de notre ère la foi avait bien baissé en Egypte. Les
incrédules, qui dans les anciennes époques n'étaient que le petit nombre, s'étaient multipliés
beaucoup. Les relations devenues plus fréquentes avec les Syriens, les Grecs et même les
Indiens avaient peu à peu apporté dans l'antique patrie des Pharaons tant d'éléments dispa-
rates et hétérodoxes, tant d'assimilations bizarres que le doute était venu peu à peu troubler
les esprits et ébranler les consciences.
La philosophie naquit donc et l'on ne doit pas s'étonner de la voir pénétrer jusque
dans la littérature proprement égyptienne, à laquelle elle était restée jusqu'alors étrangère.
Le livre 1 que nous venons d'étudier nous peint justement cet état d'incertitude qu'avaient
fait naître les influences grecques, syriennes et indiennes, en lutte avec les traditions égyp-
tiennes. Nous ne donnerons pas aujourd'hui une analyse complète de cet intéressant papyrus.
Cela nous conduirait trop loin, et d'ailleurs, pour saisir complètement l'ensemble des conver-
sations de la chatte éthiopienne et du petit chacal, (conversations qui remplissent notre
volume d'un bout à l'autre,) il faudrait en avoir le point de départ et la terminaison. Or,
les premiers et derniers feuillets nous manquent, sans compter que le tissu de l'entretien est
sans cesse interrompu par des lacunes qui nous ont enlevé de nombreuses pages. Y eut-il
ou non pour nos deux héros des causes personnelles, des aventures communes qui amenèrent
les discussions qu'ils ont entre eux? S'agit-il en un mot d'un long roman philosophique à
deux personnages ou d'un simple dialogue sapiential, absolument comparable à ceux de
Platon dont nous parlions plus haut, mais ayant deux animaux pour interlocuteurs au lieu
de disciples de Socrate? C'est ce que nous essayerons de préciser dans un autre travail, en
publiant la totalité des mot à mots de notre papyrus. Pour le moment il nous suffit de signaler
ce document — unique dans son genre en égyptien — et de donner une idée sommaire du
ton général par une brève analyse de quelques pages.
Ce ton général est vraiment fort curieux. Le chacal2 développe ses idées avec une
rare habileté et des formes de langage qui dénotent une éducation fort soignée. On dirait
un philosophe du siècle dernier discutant avec une vieille marquise. Jamais il ne lui parle
sans la nommer poliment Madame (Ta hirt) ou même ma souveraine (Ta liont), lui rappeler
1 Ce livre rédigé à l'époque romaine (niais antérieurement au papyrus magique de Lèyde, car l'auteur
de ce document a écrit quelques colonnes au revers du papyrus 3S4), ce livre, dis-je, est d'une paléographie
toute particulière et très difficile, mais par cela même très intéressante. M. Bnuoscu, qui lors de sa Grammaire
démotique et de son Dictionnaire en avait à peine extrait deux ou trois bien courtes phrases, disait cepen-
dant déjà avec raison dans le premier de. ces ouvrages que «l'étude de cette pièce infiniment précieuse
fournirait des lumières toutes inattendues à quiconque s'occuperait sérieusement du démotique ».
- Le mot oTs-conuj ïÊjSS. ~S^f^ désigne proprement un chacal, comme l'ont établi Peyhon (Dict. copt.,
p. 149) et Brugsch (Dict. hier., p. 204). Mais le texte a toujours soin d'ajouter deux épithetes qui montrent
qu'il ne s'agit pas du chacal ordinaire. 11 appelle notre héros : petit chacal Koufi. L'animal appelé
(CM rïémotique Koufi) paraît plutôt être (si l'on admet l'échange du ffl en
s) une
sorte de "snige~cynocéphale fréquent en Nubie et dont il existe en ce moment un sujet au Jardin des
plantes. Il est assimilé par M. Buugsch, (Dict., p. 1511 à 1512) avec le cercopithccus. Mais il s'agit sans
doute d'une variété plus petite.
Eugène Revillout.
Le peuple égyptien était le peuple le plus religieux de l'antiquité, et la religion lui apprenait
tout ce qu'il désirait savoir au sujet des dieux, de l'origine du monde et de la vie future.
La philosophie était inutile puisque la foi avait tout éclairci.
Mais lors du commencement de notre ère la foi avait bien baissé en Egypte. Les
incrédules, qui dans les anciennes époques n'étaient que le petit nombre, s'étaient multipliés
beaucoup. Les relations devenues plus fréquentes avec les Syriens, les Grecs et même les
Indiens avaient peu à peu apporté dans l'antique patrie des Pharaons tant d'éléments dispa-
rates et hétérodoxes, tant d'assimilations bizarres que le doute était venu peu à peu troubler
les esprits et ébranler les consciences.
La philosophie naquit donc et l'on ne doit pas s'étonner de la voir pénétrer jusque
dans la littérature proprement égyptienne, à laquelle elle était restée jusqu'alors étrangère.
Le livre 1 que nous venons d'étudier nous peint justement cet état d'incertitude qu'avaient
fait naître les influences grecques, syriennes et indiennes, en lutte avec les traditions égyp-
tiennes. Nous ne donnerons pas aujourd'hui une analyse complète de cet intéressant papyrus.
Cela nous conduirait trop loin, et d'ailleurs, pour saisir complètement l'ensemble des conver-
sations de la chatte éthiopienne et du petit chacal, (conversations qui remplissent notre
volume d'un bout à l'autre,) il faudrait en avoir le point de départ et la terminaison. Or,
les premiers et derniers feuillets nous manquent, sans compter que le tissu de l'entretien est
sans cesse interrompu par des lacunes qui nous ont enlevé de nombreuses pages. Y eut-il
ou non pour nos deux héros des causes personnelles, des aventures communes qui amenèrent
les discussions qu'ils ont entre eux? S'agit-il en un mot d'un long roman philosophique à
deux personnages ou d'un simple dialogue sapiential, absolument comparable à ceux de
Platon dont nous parlions plus haut, mais ayant deux animaux pour interlocuteurs au lieu
de disciples de Socrate? C'est ce que nous essayerons de préciser dans un autre travail, en
publiant la totalité des mot à mots de notre papyrus. Pour le moment il nous suffit de signaler
ce document — unique dans son genre en égyptien — et de donner une idée sommaire du
ton général par une brève analyse de quelques pages.
Ce ton général est vraiment fort curieux. Le chacal2 développe ses idées avec une
rare habileté et des formes de langage qui dénotent une éducation fort soignée. On dirait
un philosophe du siècle dernier discutant avec une vieille marquise. Jamais il ne lui parle
sans la nommer poliment Madame (Ta hirt) ou même ma souveraine (Ta liont), lui rappeler
1 Ce livre rédigé à l'époque romaine (niais antérieurement au papyrus magique de Lèyde, car l'auteur
de ce document a écrit quelques colonnes au revers du papyrus 3S4), ce livre, dis-je, est d'une paléographie
toute particulière et très difficile, mais par cela même très intéressante. M. Bnuoscu, qui lors de sa Grammaire
démotique et de son Dictionnaire en avait à peine extrait deux ou trois bien courtes phrases, disait cepen-
dant déjà avec raison dans le premier de. ces ouvrages que «l'étude de cette pièce infiniment précieuse
fournirait des lumières toutes inattendues à quiconque s'occuperait sérieusement du démotique ».
- Le mot oTs-conuj ïÊjSS. ~S^f^ désigne proprement un chacal, comme l'ont établi Peyhon (Dict. copt.,
p. 149) et Brugsch (Dict. hier., p. 204). Mais le texte a toujours soin d'ajouter deux épithetes qui montrent
qu'il ne s'agit pas du chacal ordinaire. 11 appelle notre héros : petit chacal Koufi. L'animal appelé
(CM rïémotique Koufi) paraît plutôt être (si l'on admet l'échange du ffl en
s) une
sorte de "snige~cynocéphale fréquent en Nubie et dont il existe en ce moment un sujet au Jardin des
plantes. Il est assimilé par M. Buugsch, (Dict., p. 1511 à 1512) avec le cercopithccus. Mais il s'agit sans
doute d'une variété plus petite.