entrer dans le monde moderne cet océan de matière, prendre
les gestes solennels et les rabats de dentelles des maîtres de
la chaire et des confesseurs de rois. C'est dans sa vaisselle
d'argent qu'il servit le festin du siècle, au milieu des tentures
brochées et des hauts fauteuils où prenaient déjà place des
seigneurs en habit de cour, des femmes décolletées, des
évêques grandiloquents. Mais il avait vu courir le sang dans
les veines bleuâtres des belles poitrines offertes, il avait vu
les mâchoires augustes broyant des os, et les fruits qu'il jetait
sur la table, avec les viandes, des deux mains, étaient hu-
mides de rosée et gonflés de sucre et de jus.
Il maintint dans la vie pour la transmettre à notre besoin
d'unité et de rythme, la substance amassée par le moyen âge
et l'ordre introduit dans l'esprit par les maîtres italiens. Il
mêla et enchevêtra dans tous les sens, en surface et en pro-
fondeur, la nature vivante aux lignes continues qui lui en
représentaient la direction. Son action fut énorme, elle dure
encore, elle est entrée dans notre action pour toujours. Mais
il avait épuisé la vie pour plus d'un siècle, les peintres de
l'Europe parurent frappés après lui d'une sorte de stupeur
léthargique à qui ni Watteau ni Goya ne purent les arracher
et que le xixe siècle français seul parvint à secouer.
La Flandre, surtout, en fut écrasée. Breughel à part, qui
est une réalisation complète et préparait d'ailleurs sa voie,
tout le xvie siècle flamand semble n'avoir eu pour fonction
que d'annoncer Rubens. Les fils et les neveux de Breughel
avaient cueilli seulement quelques fleurs rutilantes aux bords
de l'Éden terrestre où Rubens entra seul, coupant les mois-
sons, secouant les arbres fruitiers, traînant sur ses pas les
bêtes subjuguées pour se nourrir de leur chair ou les flatter
de la main, éblouissant les femmes qu'il aima sans se laisser
dompter par elles. Quand il fut entré dans ce jardin, tous les
autres ramassèrent les graines et les feuilles qu'il laissait
tomber, sans s'en apercevoir, à chaque pas, parce qu'il avait
les deux bras trop chargés et que bien qu'il fût capable
d'absorber tout ce qu'il portait ou d'en orner sa maison
magnifique, il savait trop que les branches, les épis, les flancs
35 —
les gestes solennels et les rabats de dentelles des maîtres de
la chaire et des confesseurs de rois. C'est dans sa vaisselle
d'argent qu'il servit le festin du siècle, au milieu des tentures
brochées et des hauts fauteuils où prenaient déjà place des
seigneurs en habit de cour, des femmes décolletées, des
évêques grandiloquents. Mais il avait vu courir le sang dans
les veines bleuâtres des belles poitrines offertes, il avait vu
les mâchoires augustes broyant des os, et les fruits qu'il jetait
sur la table, avec les viandes, des deux mains, étaient hu-
mides de rosée et gonflés de sucre et de jus.
Il maintint dans la vie pour la transmettre à notre besoin
d'unité et de rythme, la substance amassée par le moyen âge
et l'ordre introduit dans l'esprit par les maîtres italiens. Il
mêla et enchevêtra dans tous les sens, en surface et en pro-
fondeur, la nature vivante aux lignes continues qui lui en
représentaient la direction. Son action fut énorme, elle dure
encore, elle est entrée dans notre action pour toujours. Mais
il avait épuisé la vie pour plus d'un siècle, les peintres de
l'Europe parurent frappés après lui d'une sorte de stupeur
léthargique à qui ni Watteau ni Goya ne purent les arracher
et que le xixe siècle français seul parvint à secouer.
La Flandre, surtout, en fut écrasée. Breughel à part, qui
est une réalisation complète et préparait d'ailleurs sa voie,
tout le xvie siècle flamand semble n'avoir eu pour fonction
que d'annoncer Rubens. Les fils et les neveux de Breughel
avaient cueilli seulement quelques fleurs rutilantes aux bords
de l'Éden terrestre où Rubens entra seul, coupant les mois-
sons, secouant les arbres fruitiers, traînant sur ses pas les
bêtes subjuguées pour se nourrir de leur chair ou les flatter
de la main, éblouissant les femmes qu'il aima sans se laisser
dompter par elles. Quand il fut entré dans ce jardin, tous les
autres ramassèrent les graines et les feuilles qu'il laissait
tomber, sans s'en apercevoir, à chaque pas, parce qu'il avait
les deux bras trop chargés et que bien qu'il fût capable
d'absorber tout ce qu'il portait ou d'en orner sa maison
magnifique, il savait trop que les branches, les épis, les flancs
35 —