malgré leurs chopes et leurs armes, et le regardant tous en
face, ils furent trop contents du peintre qui les faisait si res-
semblants et si splendides pour que nous ne le trouvions pas
un peu trop semblable à eux. Mais Frans Hals, lui, leur donne
juste la valeur qu'ils ont pour nous, ou plutôt, c'est par lui
que nous connaissons leur valeur. Jamais on ne peignit mieux
que cela, jamais on n'exprima avec plus de puissance simple
la surface de la vie, en restituant leur hiérarchie réelle à tous
les éléments qui la révèlent à nos yeux.
Quand il avait passé la soirée à échanger avec sa femme des
gifles et des gros mots, la nuit à cuver son vin, on eût dit que,
le jour suivant, l'esprit était plus net, la main plus ferme, l'œil
plus apte à saisir les harmonies mouvantes qui entraient dans
son atelier avec les marchands d'épices, les escompteurs, les
brasseurs, les drapiers revenant du tir à l'arquebuse, et les
larges oppositions par où il introduisit dans la peinture une
source de vie si savoureuse qu'il l'épuisa jusqu'au fond.
Cet ivrogne inondait de feu tout ce que touchait sa brosse.
Sans doute, entre deux séances, il s'asseyait aussi à la table
du banquet, au milieu de ces gaillards rouges, dont les che-
veux étaient coupés drus, la courte barbe blonde en pointe et
la moustache en croc. Et quand les figures étaient à point,
rondes, pleines, qu'elles reflétaient la joie des estomacs
garnis et des digestions faciles, on repassait les baudriers, on
remettait les feutres sur la tête, on faisait bouffer les vastes
nœuds de soie qui traversaient les justaucorps et les pour-
points. Alors les écharpes bleues, oranges, rouges, les plumes
vertes, le drap noir, la batiste tuyautée des cols et des man-
chettes, l'ondulation soyeuse des bannières qu'on faisait
flotter sur les tables en désordre ou qu'on pliait au hasard
pour mélanger les couleurs, tout semblait recevoir, par les
poings qui tenaient les hampes, par les tempes gonflées sous
l'ombre des grands chapeaux, les mains versant et recevant
du vin rouge dans les verres de cristal, le flot du sang échauffé
qui roulait dans les artères.
Quand il était à la recherche des surfaces colorées du
monde, Frans Hals peignait avec autant de volupté la fraise
47 œ
face, ils furent trop contents du peintre qui les faisait si res-
semblants et si splendides pour que nous ne le trouvions pas
un peu trop semblable à eux. Mais Frans Hals, lui, leur donne
juste la valeur qu'ils ont pour nous, ou plutôt, c'est par lui
que nous connaissons leur valeur. Jamais on ne peignit mieux
que cela, jamais on n'exprima avec plus de puissance simple
la surface de la vie, en restituant leur hiérarchie réelle à tous
les éléments qui la révèlent à nos yeux.
Quand il avait passé la soirée à échanger avec sa femme des
gifles et des gros mots, la nuit à cuver son vin, on eût dit que,
le jour suivant, l'esprit était plus net, la main plus ferme, l'œil
plus apte à saisir les harmonies mouvantes qui entraient dans
son atelier avec les marchands d'épices, les escompteurs, les
brasseurs, les drapiers revenant du tir à l'arquebuse, et les
larges oppositions par où il introduisit dans la peinture une
source de vie si savoureuse qu'il l'épuisa jusqu'au fond.
Cet ivrogne inondait de feu tout ce que touchait sa brosse.
Sans doute, entre deux séances, il s'asseyait aussi à la table
du banquet, au milieu de ces gaillards rouges, dont les che-
veux étaient coupés drus, la courte barbe blonde en pointe et
la moustache en croc. Et quand les figures étaient à point,
rondes, pleines, qu'elles reflétaient la joie des estomacs
garnis et des digestions faciles, on repassait les baudriers, on
remettait les feutres sur la tête, on faisait bouffer les vastes
nœuds de soie qui traversaient les justaucorps et les pour-
points. Alors les écharpes bleues, oranges, rouges, les plumes
vertes, le drap noir, la batiste tuyautée des cols et des man-
chettes, l'ondulation soyeuse des bannières qu'on faisait
flotter sur les tables en désordre ou qu'on pliait au hasard
pour mélanger les couleurs, tout semblait recevoir, par les
poings qui tenaient les hampes, par les tempes gonflées sous
l'ombre des grands chapeaux, les mains versant et recevant
du vin rouge dans les verres de cristal, le flot du sang échauffé
qui roulait dans les artères.
Quand il était à la recherche des surfaces colorées du
monde, Frans Hals peignait avec autant de volupté la fraise
47 œ