percer l'ombre complice qui s'élève de toutes parts pour
cacher l'assassinat, et suivre d'un regard terrible des cava-
liers fantômes qui entrent dans un chemin creux. Il a vu
seul, à ceux qui ne veulent plus rien connaître de la terre,
des formes étirées, comme priantes, tout entières aspirant
vers quelque chose de plus haut, des mains qui semblent
s'allonger en lumières surnaturelles, des troncs émaciés qui
pendent et aussi de jeunes corps nus qu'il ne peut arracher à
l'innocence de la vie, mais autour desquels rôdent des
clartés phosphorescentes qui viennent on ne sait d'où.
Aux origines lointaines de cette élégance invincible que
son besoin d'exprimer plus qu'il ne pouvait ne parvint jamais
à lui faire perdre, on retrouvait le Grec, le Grec des âges
oubliés, l'Hellène. L'ombre des dieux qui errait encore sur
les bords de la mer méridionale avait bu un vin fort dans la
coupe d'or de Venise et s'était laissée entraîner, sans que le
Greco pût l'y consumer toute, aux déserts de pierre brû-
lants où l'aridité des choses ne laisse pas à l'esprit d'autre
avenue que celle de la mort. C'était elle, elle ne pouvait
mourir, elle avait survécu aux douze siècles de compression
que la dégénérescence orientale fit subir aux images byzan-
tines au-dessus desquelles on dirait qu'une flamme pâle et
longue monte, comme ces feux errants qui dansent sur les
marais. Elle est le témoin de l'impuissance du génie à se
détacher de ses racines et de la majesté qu'il prend quand il
consent à s'en nourrir. Le Greco avait dû jeûner, porter le
cilice. Il avait dû suivre les processions, pieds nus, dans la
poussière de granit, les chevilles entamées par une entrave,
portant une pesante croix de fonte, et masqué par une
cagoule pour n'avoir pas l'orgueil de son humiliation. Il
avait dû passer les nuits ardentes qui réclament la volupté à
se rouler dans la torture de la chasteté volontaire pour faire
passer au matin sa force exaspérée dans les visages toujours
livides qui réclament le ciel, et les vêtements toujours noirs
qui témoignent de notre deuil d'avoir vécu. N'importe. Il
eut une fille. Il aima les enfants et les femmes et toujours
l'ombre ardente et le paysage nu. Toute sa volonté d'être
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cacher l'assassinat, et suivre d'un regard terrible des cava-
liers fantômes qui entrent dans un chemin creux. Il a vu
seul, à ceux qui ne veulent plus rien connaître de la terre,
des formes étirées, comme priantes, tout entières aspirant
vers quelque chose de plus haut, des mains qui semblent
s'allonger en lumières surnaturelles, des troncs émaciés qui
pendent et aussi de jeunes corps nus qu'il ne peut arracher à
l'innocence de la vie, mais autour desquels rôdent des
clartés phosphorescentes qui viennent on ne sait d'où.
Aux origines lointaines de cette élégance invincible que
son besoin d'exprimer plus qu'il ne pouvait ne parvint jamais
à lui faire perdre, on retrouvait le Grec, le Grec des âges
oubliés, l'Hellène. L'ombre des dieux qui errait encore sur
les bords de la mer méridionale avait bu un vin fort dans la
coupe d'or de Venise et s'était laissée entraîner, sans que le
Greco pût l'y consumer toute, aux déserts de pierre brû-
lants où l'aridité des choses ne laisse pas à l'esprit d'autre
avenue que celle de la mort. C'était elle, elle ne pouvait
mourir, elle avait survécu aux douze siècles de compression
que la dégénérescence orientale fit subir aux images byzan-
tines au-dessus desquelles on dirait qu'une flamme pâle et
longue monte, comme ces feux errants qui dansent sur les
marais. Elle est le témoin de l'impuissance du génie à se
détacher de ses racines et de la majesté qu'il prend quand il
consent à s'en nourrir. Le Greco avait dû jeûner, porter le
cilice. Il avait dû suivre les processions, pieds nus, dans la
poussière de granit, les chevilles entamées par une entrave,
portant une pesante croix de fonte, et masqué par une
cagoule pour n'avoir pas l'orgueil de son humiliation. Il
avait dû passer les nuits ardentes qui réclament la volupté à
se rouler dans la torture de la chasteté volontaire pour faire
passer au matin sa force exaspérée dans les visages toujours
livides qui réclament le ciel, et les vêtements toujours noirs
qui témoignent de notre deuil d'avoir vécu. N'importe. Il
eut une fille. Il aima les enfants et les femmes et toujours
l'ombre ardente et le paysage nu. Toute sa volonté d'être
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