LIVRES D’ART.
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« Quand on frappe juste, on frappe toujours assez fort. » Faute d’un enseignement qui
ait répandu dans le public les saines notions du goût, qui n’est, à tout prendre, que la
raison exquise, une quantité de ridicules se sont acclimatés parmi nous, et si la
critique n’y mettait bon ordre, ils finiraient par se faire accepter. C’est ainsi, par
exemple, que certains peintres se sont permis, depuis les excentricités du réalisme, de
donner des proportions épiques à des scènes familières, de peindre des chiens de
grandeur colossale, de grossir outre mesure ce qui doit rester intime; ces peintres
ressemblent à des causeurs qui prendraient un porte-voix pour jaser au coin du feu.
D’autres artistes dépensent beaucoup de talent pour remonter au xve siècle, en s’ef-
forçant d’oublier tous les progrès accomplis dans l’intervalle. Ils se battent les flancs
pour être ingénus. Ils se bourrent d’érudition afin qu’on les croie d’une ignorance
naïve, et, dans la fleur de la jeunesse, ils retombent de bonne grâce en enfance. D’autres
ont composé une recette pour peindre la bataille : tirez sur le tableau deux diagonales;
au point d’intersection, placez un uniforme de colonel de zouaves. Vous avez quatre
triangles à remplir : celui d’en haut sera occupé par le ciel et par la fumée, les fabri-
ques garniront les triangles latéraux. L’un des côtés montants du triangle inférieur sera
formé par des soldats vus de dos ou de profil perdu, ad libitum, qui s’avanceront à peu
près en bon ordre vers le théâtre du combat; l’autre côté sera réservé aux morts et
aux blessés, et en général aux figures de face. Le premier plan est abandonné à la liberté
de l’artiste qui peut là rembourrer à son aise les uniformes, et combiner les entrelace-
ments de bras et de jambes, de poteaux et de ruines.
Cesridicules et beaucoup d’autres ont été signalés parMmeC. deSaultavec une ironie
sans aigreur qui reste toujours dans le ton de la bonne compagnie. Ce que l’auteur
aime le mieux et ce dont il parle le plus volontiers, c’est la peinture monumentale,
particulièrement celle de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés. Il en dit et
il en comprend à merveille les grandeurs austères, la sobriété solennelle, l’orthodoxie
scrupuleuse au double point de vue de la religion et de la peinture, mais il adresse à
M. Flandrin une observation remarquable : « Biographe d’un Dieu incarné, dit-il,
l’artiste n’a exprimé ni les grands mouvements et les grandes passions de la vie
humaine en général, ni les caractères distinctifs de la vie sociale. Dans les compositions
des peintres anciens, la part principale appartenait aux spectateurs des scènes évangé-
liques; chez M. Flandrin, les spectateurs sont absents : il n'y a pas un personnage
épisodique. La naissance du Christ, son Baptême n’ont pour témoins que des anges...
Le contraste entre les deux systèmes marque la différence des temps Les Hemling, les
Van Eyck, et Masaccio et les autres Italiens, et plus tard Rembrandt, ont peint la foi
chrétienne, le christianisme vivant d’une vie sociale, nationale et populaire; M. Flandrin
est un Alexandrin qui peint l’idée chrétienne telle que nous la voyons de nos jours,
s’élevant aux régions solitaires de l’histoire. »
Un travail plein de sens et de sagacité sur le musée Campana complète les Essais
de critique d’art} sans obéir aux préventions qui gouvernent l’esprit de nos archéologues
et enchaînent leur jugement. Mme C. de Saultne craint pas de réagir contre certaines ad-
mirations auxquelles nous sommes façonnés par la mode. Ce que dit l’écrivain touchant
les majoliques italiennes est on ne peut plus juste. Il trouve, avec raison, plus singuliers
que beaux les paysages, les monuments en perspective et les scènes historiques
déployés sur le fond d’un plat ou sur la panse d’un vase, comme on les voit sur les
ouvrages de Faenza, de Gubbio, de Castel Durante, ce Si nous exceptons, dit-il, les
produits de la fabrique d’Urbin, contemporains de Raphaël, produits où l’ornementation
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« Quand on frappe juste, on frappe toujours assez fort. » Faute d’un enseignement qui
ait répandu dans le public les saines notions du goût, qui n’est, à tout prendre, que la
raison exquise, une quantité de ridicules se sont acclimatés parmi nous, et si la
critique n’y mettait bon ordre, ils finiraient par se faire accepter. C’est ainsi, par
exemple, que certains peintres se sont permis, depuis les excentricités du réalisme, de
donner des proportions épiques à des scènes familières, de peindre des chiens de
grandeur colossale, de grossir outre mesure ce qui doit rester intime; ces peintres
ressemblent à des causeurs qui prendraient un porte-voix pour jaser au coin du feu.
D’autres artistes dépensent beaucoup de talent pour remonter au xve siècle, en s’ef-
forçant d’oublier tous les progrès accomplis dans l’intervalle. Ils se battent les flancs
pour être ingénus. Ils se bourrent d’érudition afin qu’on les croie d’une ignorance
naïve, et, dans la fleur de la jeunesse, ils retombent de bonne grâce en enfance. D’autres
ont composé une recette pour peindre la bataille : tirez sur le tableau deux diagonales;
au point d’intersection, placez un uniforme de colonel de zouaves. Vous avez quatre
triangles à remplir : celui d’en haut sera occupé par le ciel et par la fumée, les fabri-
ques garniront les triangles latéraux. L’un des côtés montants du triangle inférieur sera
formé par des soldats vus de dos ou de profil perdu, ad libitum, qui s’avanceront à peu
près en bon ordre vers le théâtre du combat; l’autre côté sera réservé aux morts et
aux blessés, et en général aux figures de face. Le premier plan est abandonné à la liberté
de l’artiste qui peut là rembourrer à son aise les uniformes, et combiner les entrelace-
ments de bras et de jambes, de poteaux et de ruines.
Cesridicules et beaucoup d’autres ont été signalés parMmeC. deSaultavec une ironie
sans aigreur qui reste toujours dans le ton de la bonne compagnie. Ce que l’auteur
aime le mieux et ce dont il parle le plus volontiers, c’est la peinture monumentale,
particulièrement celle de M. Hippolyte Flandrin à Saint-Germain-des-Prés. Il en dit et
il en comprend à merveille les grandeurs austères, la sobriété solennelle, l’orthodoxie
scrupuleuse au double point de vue de la religion et de la peinture, mais il adresse à
M. Flandrin une observation remarquable : « Biographe d’un Dieu incarné, dit-il,
l’artiste n’a exprimé ni les grands mouvements et les grandes passions de la vie
humaine en général, ni les caractères distinctifs de la vie sociale. Dans les compositions
des peintres anciens, la part principale appartenait aux spectateurs des scènes évangé-
liques; chez M. Flandrin, les spectateurs sont absents : il n'y a pas un personnage
épisodique. La naissance du Christ, son Baptême n’ont pour témoins que des anges...
Le contraste entre les deux systèmes marque la différence des temps Les Hemling, les
Van Eyck, et Masaccio et les autres Italiens, et plus tard Rembrandt, ont peint la foi
chrétienne, le christianisme vivant d’une vie sociale, nationale et populaire; M. Flandrin
est un Alexandrin qui peint l’idée chrétienne telle que nous la voyons de nos jours,
s’élevant aux régions solitaires de l’histoire. »
Un travail plein de sens et de sagacité sur le musée Campana complète les Essais
de critique d’art} sans obéir aux préventions qui gouvernent l’esprit de nos archéologues
et enchaînent leur jugement. Mme C. de Saultne craint pas de réagir contre certaines ad-
mirations auxquelles nous sommes façonnés par la mode. Ce que dit l’écrivain touchant
les majoliques italiennes est on ne peut plus juste. Il trouve, avec raison, plus singuliers
que beaux les paysages, les monuments en perspective et les scènes historiques
déployés sur le fond d’un plat ou sur la panse d’un vase, comme on les voit sur les
ouvrages de Faenza, de Gubbio, de Castel Durante, ce Si nous exceptons, dit-il, les
produits de la fabrique d’Urbin, contemporains de Raphaël, produits où l’ornementation