CHARDIN .
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déclare unique dans les sujets qu’il peint et d’un naturel étonnant.
Lafont de Saint-Yenne, dans ses Réflexions sur quelques couses de T état
présent de la peinture en France, admire l'intérêt que ce talent singu-
lièrement neuf met dans la représentation des actions de la vie ordinaire,
et il fait cause commune avec le goût du public qui se jette sur les
estampes de Chardin. Un autre critique de l’année félicite le peintre à
la mode de traiter des sujets familiers, sans être bas. Les Observations
sur les arts et sur quelques morceaux de peinture exposés au Louvre
en 17A8 répètent ces éloges, complimentent Chardin d’avoir fondé le
genre marotique, le déclarent l’égal des meilleurs artistes de Flandre, et
digne de figurer dans les plus riches cabinets. Les Sentiments sur quelques
ouvrages de peinture, etc., écrits à un particulier de province, 175A, lui
donnent la louange de percevoir des naïvetés et des finesses qui se
cachent aux autres, et de s’entendre admirablement aux jeux de lumière.
Les critiques d’art se mettent sous le patronage de son nom : on voit
paraître en 1753 une Lettre à M. Chardin sur les caractères delà peinture.
Le poète du Portefeuille d’un homme de lettres, Cosmopolis, 1759,
s’écrie : « O Chardin! l’œil s’abîme, l’œil se perd dans ta touche!» Nous
ne sommes pas loin du lyrisme de Diderot qui n’en parlera guère sans
dire de lui : «C’est le grand coloriste... le grand magicien... c’est le
sublime du technique... c’est la nature même! »
Cependant dès ces années du milieu du siècle, de certaines réserves
commencent à se glisser dans la critique. On croit s’apercevoir d’un
affaiblissement de son talent. On se plaint de ce bien-être qui lui permet
de travailler à son loisir, et de cette philosophie qui lui ôte l’appétit du
gain, l’envie de beaucoup gagner en produisant beaucoup. On l’accuse
d’ingratitude pour le public si curieux et si impatient de ses œuvres ; on
jette à sa paresse pour l’aiguillonner l’exemple du fécond et laborieux
Oudry. Les Jugements sur les principaux ouvrages exposés au Louvre
le 27 août 1751, après avoir loué Chardin, parlaient avec une ironie ca-
ressante d’un tableau supposé qu’ils décrivaient comme un ouvrage dont
il était occupé : « Il s’v peint, dit la maligne brochure, avec une toile
posée devant lui sur un chevalet; un petit génie qui représente la Nature
lui apporte des pinceaux; il les prend, mais en même temps la Fortune
lui en ôte une partie, et tandis qu’il regarde la Paresse qui lui sourit
d’un air d’indolence, l’autre tombe de ses mains. » Il y avait aussi dans
la critique un certain désappointement à ne plus voir de Chardin, à partir
de 1755, hors de ses natures mortes, que des redites. Elle attendait, elle
espérait toujours une scène nouvelle ; et c’était la scène ancienne qui
reparaissait avec des changements insignifiants. Ces répétitions, à la
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déclare unique dans les sujets qu’il peint et d’un naturel étonnant.
Lafont de Saint-Yenne, dans ses Réflexions sur quelques couses de T état
présent de la peinture en France, admire l'intérêt que ce talent singu-
lièrement neuf met dans la représentation des actions de la vie ordinaire,
et il fait cause commune avec le goût du public qui se jette sur les
estampes de Chardin. Un autre critique de l’année félicite le peintre à
la mode de traiter des sujets familiers, sans être bas. Les Observations
sur les arts et sur quelques morceaux de peinture exposés au Louvre
en 17A8 répètent ces éloges, complimentent Chardin d’avoir fondé le
genre marotique, le déclarent l’égal des meilleurs artistes de Flandre, et
digne de figurer dans les plus riches cabinets. Les Sentiments sur quelques
ouvrages de peinture, etc., écrits à un particulier de province, 175A, lui
donnent la louange de percevoir des naïvetés et des finesses qui se
cachent aux autres, et de s’entendre admirablement aux jeux de lumière.
Les critiques d’art se mettent sous le patronage de son nom : on voit
paraître en 1753 une Lettre à M. Chardin sur les caractères delà peinture.
Le poète du Portefeuille d’un homme de lettres, Cosmopolis, 1759,
s’écrie : « O Chardin! l’œil s’abîme, l’œil se perd dans ta touche!» Nous
ne sommes pas loin du lyrisme de Diderot qui n’en parlera guère sans
dire de lui : «C’est le grand coloriste... le grand magicien... c’est le
sublime du technique... c’est la nature même! »
Cependant dès ces années du milieu du siècle, de certaines réserves
commencent à se glisser dans la critique. On croit s’apercevoir d’un
affaiblissement de son talent. On se plaint de ce bien-être qui lui permet
de travailler à son loisir, et de cette philosophie qui lui ôte l’appétit du
gain, l’envie de beaucoup gagner en produisant beaucoup. On l’accuse
d’ingratitude pour le public si curieux et si impatient de ses œuvres ; on
jette à sa paresse pour l’aiguillonner l’exemple du fécond et laborieux
Oudry. Les Jugements sur les principaux ouvrages exposés au Louvre
le 27 août 1751, après avoir loué Chardin, parlaient avec une ironie ca-
ressante d’un tableau supposé qu’ils décrivaient comme un ouvrage dont
il était occupé : « Il s’v peint, dit la maligne brochure, avec une toile
posée devant lui sur un chevalet; un petit génie qui représente la Nature
lui apporte des pinceaux; il les prend, mais en même temps la Fortune
lui en ôte une partie, et tandis qu’il regarde la Paresse qui lui sourit
d’un air d’indolence, l’autre tombe de ses mains. » Il y avait aussi dans
la critique un certain désappointement à ne plus voir de Chardin, à partir
de 1755, hors de ses natures mortes, que des redites. Elle attendait, elle
espérait toujours une scène nouvelle ; et c’était la scène ancienne qui
reparaissait avec des changements insignifiants. Ces répétitions, à la