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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
table. Indépendamment du plaisir qu’on éprouve à posséder une collec-
tion de chefs-d’œuvre, et du plaisir, bien plus vif encore, qui consiste à
les montrer, l’admiration est un capital (pardonnez-moi, lecteur, une
expression si malsonnante) qui produit deux genres d’intérêt : la jouis-
sance et la plus-value.
Mais que nous importe à nous, et qu’importe à une famille aussi puis-
samment riche la valeur plus ou moins considérable d’une peinture
estimée en numéraire ? C’est, avant tout, un honneur pour un chef de
maison que d’avoir choisi et rassemblé dans sa vie tant de beaux objets
d’art et de les laisser après sa mort comme un héritage qui atteste la
distinction de ses goîits et la finesse de son goût. Il fallait être, il y a un
demi-siècle, un amateur bien délicat pour acheter des tableaux comme
Y Intérieur d'une chambre qui figure ici sous le nom de Dicter de Hooch,
car la connaissance des tableaux était en ce temps-là beaucoup moins
répandue qu’elle ne l’est maintenant, et il appartenait alors à bien peu
de personnes d’apprécier toute la beauté de cet Intérieur. Au premier
aspect, ij est vrai, le tableau de Pieter de Hooch peut agréer à tout le
monde, mais il n’est donné qu’à un connaisseur exercé de longue main
de savourer l’excellence d’une telle peinture. Elle est fine et précieuse,
ce qui ne l’empêclie pas d’être facile, pleine, généreuse et magistrale.
Quatre personnes sont réunies dans une chambre, devant une table
recouverte d’un magnifique tapis. Un homme, habillé de velours noir et
vu de dos, se penche comme pour parler à l’oreille d’une femme assise
auprès de lui, et il semble ébaucher une conversation galante sur les
épaules de la dame, qui porte un caraco jaune-citron et n’est pas assez
belle en tout cas pour lui résister longtemps. Au bout de la table longue
que nous voyons par le petit côté, un jeune homme, sans doute un jeune
officier, coiffé d’un chapeau à grands bords et vêtu de blanc, bourre sa
pipe en regardant la servante qui, placée à gauche et de profil, sur le
premier plan, est occupée à verser du vin dans un verre.
Jusqu’à présent, tout cela est d’un assez médiocre intérêt et n’est
pas de nature à captiver vivement le spectateur qui regardera le tableau
et le lecteur qui lira les présentes lignes de notre prose. Mais voici qu’un
rayon de soleil est entré dans la chambre par une large fenêtre dont le
volet intérieur, relevé comme un châssis à tabatière, forme une sorte
d’abat-jour, et la scène vulgaire de tout à l’heure est devenue intéres-
sante, pleine d’attrait, pleine de charme. Le coup de lumière qui pénètre
dans l’intérieur où sont groupées les quatre figures dont nous parlons
va être la dignité de cette peinture; ce noble personnage qui est le
soleil y va tenir lieu de style, et ce n’est pourtant pas le soleil dans sa
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
table. Indépendamment du plaisir qu’on éprouve à posséder une collec-
tion de chefs-d’œuvre, et du plaisir, bien plus vif encore, qui consiste à
les montrer, l’admiration est un capital (pardonnez-moi, lecteur, une
expression si malsonnante) qui produit deux genres d’intérêt : la jouis-
sance et la plus-value.
Mais que nous importe à nous, et qu’importe à une famille aussi puis-
samment riche la valeur plus ou moins considérable d’une peinture
estimée en numéraire ? C’est, avant tout, un honneur pour un chef de
maison que d’avoir choisi et rassemblé dans sa vie tant de beaux objets
d’art et de les laisser après sa mort comme un héritage qui atteste la
distinction de ses goîits et la finesse de son goût. Il fallait être, il y a un
demi-siècle, un amateur bien délicat pour acheter des tableaux comme
Y Intérieur d'une chambre qui figure ici sous le nom de Dicter de Hooch,
car la connaissance des tableaux était en ce temps-là beaucoup moins
répandue qu’elle ne l’est maintenant, et il appartenait alors à bien peu
de personnes d’apprécier toute la beauté de cet Intérieur. Au premier
aspect, ij est vrai, le tableau de Pieter de Hooch peut agréer à tout le
monde, mais il n’est donné qu’à un connaisseur exercé de longue main
de savourer l’excellence d’une telle peinture. Elle est fine et précieuse,
ce qui ne l’empêclie pas d’être facile, pleine, généreuse et magistrale.
Quatre personnes sont réunies dans une chambre, devant une table
recouverte d’un magnifique tapis. Un homme, habillé de velours noir et
vu de dos, se penche comme pour parler à l’oreille d’une femme assise
auprès de lui, et il semble ébaucher une conversation galante sur les
épaules de la dame, qui porte un caraco jaune-citron et n’est pas assez
belle en tout cas pour lui résister longtemps. Au bout de la table longue
que nous voyons par le petit côté, un jeune homme, sans doute un jeune
officier, coiffé d’un chapeau à grands bords et vêtu de blanc, bourre sa
pipe en regardant la servante qui, placée à gauche et de profil, sur le
premier plan, est occupée à verser du vin dans un verre.
Jusqu’à présent, tout cela est d’un assez médiocre intérêt et n’est
pas de nature à captiver vivement le spectateur qui regardera le tableau
et le lecteur qui lira les présentes lignes de notre prose. Mais voici qu’un
rayon de soleil est entré dans la chambre par une large fenêtre dont le
volet intérieur, relevé comme un châssis à tabatière, forme une sorte
d’abat-jour, et la scène vulgaire de tout à l’heure est devenue intéres-
sante, pleine d’attrait, pleine de charme. Le coup de lumière qui pénètre
dans l’intérieur où sont groupées les quatre figures dont nous parlons
va être la dignité de cette peinture; ce noble personnage qui est le
soleil y va tenir lieu de style, et ce n’est pourtant pas le soleil dans sa