JEAN-ÉTIENNE LIOTARD.
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même distance, où vous croyiez qu’on ne puisse plus distinguer les
touches; malgré cela, on distinguera le fini du tableau sans touches,
et le grossier du tableau touché. Qu’on examine un tableau du
Corrège et de Raphaël; qu’on mette auprès d’eux un tableau de
Rubens, on appréciera la différence. Parmi les artistes flamands et
hollandais, les Miéris, Gérard Dow, Terburg et plusieurs autres n’ont
aucune touche, et leurs ouvrages sont plus estimés que ceux des
peintres qui en ont. Ajouterai-je qu’il est dans la nature mille beautés,
des parties délicates, fines et légères, d’innombrables et charmants
détails que vous ne pourrez jamais rendre avec les touches? Comment
rendez-vous l’uni d’une belle peau, le poli, le transparent des corps,
le coloris des fleurs, le duvet, le velouté des fruits? »
— Brisons-là. Vous rabaissez comme à plaisir le mérite des
tableaux touchés pour relever celui des tableaux finis sans touches,
en opposant les uns aux autres. Avouez qu’il y a là sinon une
erreur, au moins une exagération et un beau sujet de polémique. —
Point, ma conviction est faite ; elle repose sur les faits, et je pourrais
entrer à ce propos dans de longs développements. Je me borne à
ceci : « Un peintre qui finit beaucoup ses ouvrages, et qui leur donne
autant à'expression que celui qui emploie les touches, mérite infiniment
plus d’éloges; car il n’v a rien de plus difficile en peinture que
d’allier le fini avec beaucoup d’expression. J’ai dans mon cabinet de
peintures, à Genève, un tableau de ma composition. Il représente
une dame ayant devant elle un cabaret de la Chine et donnant une
tasse de café à sa fille. Il y a des épaisseurs de couleurs, sans être
des touches, sur les tasses, sur le pot et sur la cafetière, pour mieux
exprimer le luisant de ces corps, et mieux les faire avancer; aussi
j’ose me flatter que dans ce tableau les différents objets ont autant de
relief, de saillant et de vigueur que la peinture puisse en faire
paraître, tous les objets étant très finis, et sans aucune touche. »
Avec d’autres interlocuteurs que vous pourriez imaginer, Liotard
aurait eu moins de peine à faire triompher ses principes. Quand il
prescrit Yeffet comme indispensable soit aux ouvrages qui ont tout
le fini possible, soit à ceux qui n’en ont presque pas, il est sûr de
n’être combattu par personne. La même adhésion lui est acquise
quand il recommande d’éviter de peindre les objets que la peinture
ne peut pas bien représenter, et qu’il insiste sur le prix de l’har-
monie dont il indique les ressources et les moyens techniques. « Si
vous voulez arriver à la perfection, recherchez l’harmonie. On voit
au Luxembourg un tableau du Corrège, qui représente Antiope
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même distance, où vous croyiez qu’on ne puisse plus distinguer les
touches; malgré cela, on distinguera le fini du tableau sans touches,
et le grossier du tableau touché. Qu’on examine un tableau du
Corrège et de Raphaël; qu’on mette auprès d’eux un tableau de
Rubens, on appréciera la différence. Parmi les artistes flamands et
hollandais, les Miéris, Gérard Dow, Terburg et plusieurs autres n’ont
aucune touche, et leurs ouvrages sont plus estimés que ceux des
peintres qui en ont. Ajouterai-je qu’il est dans la nature mille beautés,
des parties délicates, fines et légères, d’innombrables et charmants
détails que vous ne pourrez jamais rendre avec les touches? Comment
rendez-vous l’uni d’une belle peau, le poli, le transparent des corps,
le coloris des fleurs, le duvet, le velouté des fruits? »
— Brisons-là. Vous rabaissez comme à plaisir le mérite des
tableaux touchés pour relever celui des tableaux finis sans touches,
en opposant les uns aux autres. Avouez qu’il y a là sinon une
erreur, au moins une exagération et un beau sujet de polémique. —
Point, ma conviction est faite ; elle repose sur les faits, et je pourrais
entrer à ce propos dans de longs développements. Je me borne à
ceci : « Un peintre qui finit beaucoup ses ouvrages, et qui leur donne
autant à'expression que celui qui emploie les touches, mérite infiniment
plus d’éloges; car il n’v a rien de plus difficile en peinture que
d’allier le fini avec beaucoup d’expression. J’ai dans mon cabinet de
peintures, à Genève, un tableau de ma composition. Il représente
une dame ayant devant elle un cabaret de la Chine et donnant une
tasse de café à sa fille. Il y a des épaisseurs de couleurs, sans être
des touches, sur les tasses, sur le pot et sur la cafetière, pour mieux
exprimer le luisant de ces corps, et mieux les faire avancer; aussi
j’ose me flatter que dans ce tableau les différents objets ont autant de
relief, de saillant et de vigueur que la peinture puisse en faire
paraître, tous les objets étant très finis, et sans aucune touche. »
Avec d’autres interlocuteurs que vous pourriez imaginer, Liotard
aurait eu moins de peine à faire triompher ses principes. Quand il
prescrit Yeffet comme indispensable soit aux ouvrages qui ont tout
le fini possible, soit à ceux qui n’en ont presque pas, il est sûr de
n’être combattu par personne. La même adhésion lui est acquise
quand il recommande d’éviter de peindre les objets que la peinture
ne peut pas bien représenter, et qu’il insiste sur le prix de l’har-
monie dont il indique les ressources et les moyens techniques. « Si
vous voulez arriver à la perfection, recherchez l’harmonie. On voit
au Luxembourg un tableau du Corrège, qui représente Antiope