BARYE.
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mon dessin : « Qu’est-ce que c’est que ça? Les portes de la prison de
Mazas? », et il passa à mon voisin. J’étais fort jeune, très désireux
d’apprendre, plein de vénération pour un homme dont le talent a été
trop décrié depuis, mais qui à ce moment-là rayonnait encore de sa
gloire passée. Dès le lendemain, au petit jour, je traversai Paris et
allai contempler les fameuses portes de Mazas. Au premier coup d’œil
je compris; mon dessin ressemblait à des pierres de taille, je dessi-
nais trop par carrés.
J’ai suivi Delacroix, par une belle après-midi, du pont des Arts,
où je le rencontrai, jusqu’à la rue Notre-Dame-de-Lorette où était
son atelier. Il devait sortir de l’Institut, je le reconnus d’après ses
photographies. Il s’arrêtait de temps en temps, inclinait sa tête en
arrière tout en clignant les yeux. J'ai compris depuis lors qu’il se
rendait compte d’un effet ou analysait des couleurs.
Je n’ai jamais vu Barye. Et cependant j’ai toujours eu pour lui
un vrai culte. Barye a été et est resté une de mes grandes ado-
rations. Que de fois ai-je été au Luxembourg uniquement pour voir
son Jaguar dévorant le lièvre! Que de fois j’ai traversé les Tuileries
pour regarder la griffe de son Lion au Serpent, cette griffe tragique,
si merveilleusement analysée et modelée!
Barye se livrait peu. — J’ai lu quelques biographies écrites par
des hommes qui pourtant l’ont bien connu, qui avaient son talent,
que dis-je, son génie en grande vénération, et ils avaient raison; ils
donnent des détails sur ses œuvres, sur sa manière d’être et de faire,
sur son caractère, mais pas un n’a révélé son secret. Pas un n’a dit
d’où lui venait son génie. Il était taciturne, silencieux, observateur,
je le sais bien, il était passionné pour son art qu’il traitait avec un
profond respect, il analysait, mesurait, écorchait, étudiait sans cesse
les os et les proportions de ses modèles. Je sais tout cela, et cela c’est
la science, la science admirable et féconde qui lui a permis de pro-
duire tant de chefs-d’œuvre : ce n’est pas à dédaigner.mais ce que
j’ignore et voudrais savoir, c’est ce qui s’était passé dans son âme.
Où avait-il puisé cet instinct du fauve, cette divination de la force
cruelle, de la force infaillible, cet amour des puissantes épaules
qui se meuvent si merveilleusement, si noblement dans leur vérité
éternelle? A quel moment de sa vie ce grand homme qui avait com-
mencé par être apprenti graveur sur acier, un simple ouvrier cise-
leur, a-t-il trouvé le grand sentiment qui a été sa force et son génie?
Où a-t-il ressenti le tressaillement intérieur, la révélation de la
beauté, cette beauté qui rapproche l’homme de Dieu et en fait presque
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mon dessin : « Qu’est-ce que c’est que ça? Les portes de la prison de
Mazas? », et il passa à mon voisin. J’étais fort jeune, très désireux
d’apprendre, plein de vénération pour un homme dont le talent a été
trop décrié depuis, mais qui à ce moment-là rayonnait encore de sa
gloire passée. Dès le lendemain, au petit jour, je traversai Paris et
allai contempler les fameuses portes de Mazas. Au premier coup d’œil
je compris; mon dessin ressemblait à des pierres de taille, je dessi-
nais trop par carrés.
J’ai suivi Delacroix, par une belle après-midi, du pont des Arts,
où je le rencontrai, jusqu’à la rue Notre-Dame-de-Lorette où était
son atelier. Il devait sortir de l’Institut, je le reconnus d’après ses
photographies. Il s’arrêtait de temps en temps, inclinait sa tête en
arrière tout en clignant les yeux. J'ai compris depuis lors qu’il se
rendait compte d’un effet ou analysait des couleurs.
Je n’ai jamais vu Barye. Et cependant j’ai toujours eu pour lui
un vrai culte. Barye a été et est resté une de mes grandes ado-
rations. Que de fois ai-je été au Luxembourg uniquement pour voir
son Jaguar dévorant le lièvre! Que de fois j’ai traversé les Tuileries
pour regarder la griffe de son Lion au Serpent, cette griffe tragique,
si merveilleusement analysée et modelée!
Barye se livrait peu. — J’ai lu quelques biographies écrites par
des hommes qui pourtant l’ont bien connu, qui avaient son talent,
que dis-je, son génie en grande vénération, et ils avaient raison; ils
donnent des détails sur ses œuvres, sur sa manière d’être et de faire,
sur son caractère, mais pas un n’a révélé son secret. Pas un n’a dit
d’où lui venait son génie. Il était taciturne, silencieux, observateur,
je le sais bien, il était passionné pour son art qu’il traitait avec un
profond respect, il analysait, mesurait, écorchait, étudiait sans cesse
les os et les proportions de ses modèles. Je sais tout cela, et cela c’est
la science, la science admirable et féconde qui lui a permis de pro-
duire tant de chefs-d’œuvre : ce n’est pas à dédaigner.mais ce que
j’ignore et voudrais savoir, c’est ce qui s’était passé dans son âme.
Où avait-il puisé cet instinct du fauve, cette divination de la force
cruelle, de la force infaillible, cet amour des puissantes épaules
qui se meuvent si merveilleusement, si noblement dans leur vérité
éternelle? A quel moment de sa vie ce grand homme qui avait com-
mencé par être apprenti graveur sur acier, un simple ouvrier cise-
leur, a-t-il trouvé le grand sentiment qui a été sa force et son génie?
Où a-t-il ressenti le tressaillement intérieur, la révélation de la
beauté, cette beauté qui rapproche l’homme de Dieu et en fait presque