WATTEAU.
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authentiques. Le peintre a beaucoup usé du travesti. Watteau, dit
Caylus, « avoit des habits galants et quelques-uns de comiques dont
il revêtoit les personnes de l’un et de l’autre sexe selon qu’il en
trouvoit qui vouloient bien se tenir et qu’il prenoit dans les atti-
tudes que la nature lui présentoit, en préférant volontiers les plus
simples aux autres. » Ainsi, pour juger Watteau et sa morale, il
faut toujours se souvenir de son magasin d’accessoires. Beaucoup de
ses prétendus comédiens sont des amis revêtus d’un déguisement; le
« gros brun au riant visage » que nous montre, sous l’habit de
Mezetin, une gravure deThomassin fils serait, d’après Mariette, le por-
trait de Sirois, et quant aux comédiennes, ce sont souvent de simples
modèles ou de complaisantes voisines. Il y a sur ce point un mot de
d’Argenville qui est un trait de lumière. Watteau a eu longtemps
une servante « qui étoit belle » et qu'il a fait poser sous tous les
costumes. Si, par aventure, il a aimé la soubrette dont il utilisait la
grâce, il a imité Rembrandt. Mais pour revenir à notre propos, on
voit que Watteau a vécu sur les frontières du théâtre : il n’était pas
essentiellement de la maison.
Cette conviction, que je n'avais pas encore acquise en 1870, me
fait regretter le temps que j’ai perdu jadis à rechercher avec un zèle
malheureux le nom du comédien que Watteau aurait représenté sous
l’habit blanc du Gilles de la collection Lacaze. Le caractère iconique
de la peinture n’est pas douteux : nous sommes bien en présence d’un
portrait. Quel est donc le bouffon qui, au temps de AVatteau, a, dans
les théâtres forains ou â la Comédie italienne, porté avec honneur la
souquenille immaculée de Gilles ou de Pierrot?
Si, disions-nous, le personnage représenté par Watteau est un acteur de la
Comédie, le champ des investigations serait circonscrit entre 1716, date, du retour
de la troupe, et la mort du peintre (1721). Or nous connaissons un de ceux qui,
à cette époque, se sont affublés de l’habit blanc aux larges boutons. Pierre-
François Biancolelli, le fils du grand Dominique, avait d’abord couru la province,
dont il faisait les délices sous le costume d’Arlequin; mais « M. le llégent ayant
souhaité qu’il s’attachât à la troupe italienne, pour pouvoir, en cas d’accident,
remplacer Thomassin, il parut sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, pour la
première fois, le 11 octobre 1717, sous l’habit de Pierrot; mais il quitta bientôt ce
rôle pour prendre celui de Trivelin 1 ». La date indiquée nous conviendrait â mer-
veille. En 1717, Biancolelli avait trente-sept ans, et Watteau a très bien pu
peindre ce personnage qui tenait tant de place dans les préoccupations du llégent.
Le Gilles est peut-être le portrait de Biancolelli.
1. Dictionnaire portatif des théâtres, 1751, p. 429.
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authentiques. Le peintre a beaucoup usé du travesti. Watteau, dit
Caylus, « avoit des habits galants et quelques-uns de comiques dont
il revêtoit les personnes de l’un et de l’autre sexe selon qu’il en
trouvoit qui vouloient bien se tenir et qu’il prenoit dans les atti-
tudes que la nature lui présentoit, en préférant volontiers les plus
simples aux autres. » Ainsi, pour juger Watteau et sa morale, il
faut toujours se souvenir de son magasin d’accessoires. Beaucoup de
ses prétendus comédiens sont des amis revêtus d’un déguisement; le
« gros brun au riant visage » que nous montre, sous l’habit de
Mezetin, une gravure deThomassin fils serait, d’après Mariette, le por-
trait de Sirois, et quant aux comédiennes, ce sont souvent de simples
modèles ou de complaisantes voisines. Il y a sur ce point un mot de
d’Argenville qui est un trait de lumière. Watteau a eu longtemps
une servante « qui étoit belle » et qu'il a fait poser sous tous les
costumes. Si, par aventure, il a aimé la soubrette dont il utilisait la
grâce, il a imité Rembrandt. Mais pour revenir à notre propos, on
voit que Watteau a vécu sur les frontières du théâtre : il n’était pas
essentiellement de la maison.
Cette conviction, que je n'avais pas encore acquise en 1870, me
fait regretter le temps que j’ai perdu jadis à rechercher avec un zèle
malheureux le nom du comédien que Watteau aurait représenté sous
l’habit blanc du Gilles de la collection Lacaze. Le caractère iconique
de la peinture n’est pas douteux : nous sommes bien en présence d’un
portrait. Quel est donc le bouffon qui, au temps de AVatteau, a, dans
les théâtres forains ou â la Comédie italienne, porté avec honneur la
souquenille immaculée de Gilles ou de Pierrot?
Si, disions-nous, le personnage représenté par Watteau est un acteur de la
Comédie, le champ des investigations serait circonscrit entre 1716, date, du retour
de la troupe, et la mort du peintre (1721). Or nous connaissons un de ceux qui,
à cette époque, se sont affublés de l’habit blanc aux larges boutons. Pierre-
François Biancolelli, le fils du grand Dominique, avait d’abord couru la province,
dont il faisait les délices sous le costume d’Arlequin; mais « M. le llégent ayant
souhaité qu’il s’attachât à la troupe italienne, pour pouvoir, en cas d’accident,
remplacer Thomassin, il parut sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, pour la
première fois, le 11 octobre 1717, sous l’habit de Pierrot; mais il quitta bientôt ce
rôle pour prendre celui de Trivelin 1 ». La date indiquée nous conviendrait â mer-
veille. En 1717, Biancolelli avait trente-sept ans, et Watteau a très bien pu
peindre ce personnage qui tenait tant de place dans les préoccupations du llégent.
Le Gilles est peut-être le portrait de Biancolelli.
1. Dictionnaire portatif des théâtres, 1751, p. 429.