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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
trait qu’on peut admirer au Louvre1, en est la meilleure preuve.
Isabey voit dans son atelier son Bélisaire : Gérard, encore ignoré,
lui raconte qu’il ne peut trouver d’acheteur.
« Tiens, dit Isabey, j’ai trois mille francs, les voilà, je prends ton
tableau. »
La somme était fabuleuse pour l’époque. Quelques mois plus
tard, Gérard était chez le maître.
« Ah ! j’oubliais, j’ai là quelque chose pour toi.
— Quoi donc?
— Ce petit paquet. » Et Gérard, déchirant l’enveloppe, y trouve
sept billets de mille francs.
« — Qu’est-ce donc?
— Ce que je te dois : j’ai revendu ton Bélisaire dix mille; je
l’ai payé trois, c’est sept qui te reviennent. »
Plus éclairé que son père, Jean-Baptiste Isabey sut comprendre
et déterminer la vocation de son fils Eugène. Ce dernier, très dépen-
sier, ne voulait rien faire : la caisse paternelle lui semblait inépui-
sable. Un jour Isabey lui déclara tout net, qu’après sa majorité, il
ne devait plus compter sur lui. A quelques jours de là, sans y penser,
Eugène revient. Isabey ouvre son tiroir, lui tend un papier : son
acte de naissance; depuis huit jours il avait vingt et un ans.
(( — Alors plus rien?
— Plus rien.
— Prête-moi cinq cents francs.
-—- Les voici, mais ne reviens que quand tu sauras gagner la vie. »
Eugène partit, s’en fut au Havre, et, devant la mer, se mit à
peindre. Les cinq cents francs mangés, il avait terminé deux toiles :
il les jugeait déplorables, mais tout de même partit pour Paris.
« — Tiens, c’est toi! lui dit son père; as-tu fait quelque chose?
— Hélas! oui, ces deux croûtes.
— Deux croûtes? lui crie son père en l’embrassant : mais tu es
un grand peintre. »
Le soir même, elles étaient vendues quinze cents francs. N’est-ce
pas l’une d’elles qu’on voit à l’exposition, très haut placée ?
En 1833, Jean-Baptiste Isabey s’éteignit, entouré de l’amitié et
du respect de tous ceux qui l’avaient connu. Il avait vécu pour
l’art; l’art lui fit la vie heureuse. i.
i. Salle du Sacre, n° 332.
F. DE MÉLY
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
trait qu’on peut admirer au Louvre1, en est la meilleure preuve.
Isabey voit dans son atelier son Bélisaire : Gérard, encore ignoré,
lui raconte qu’il ne peut trouver d’acheteur.
« Tiens, dit Isabey, j’ai trois mille francs, les voilà, je prends ton
tableau. »
La somme était fabuleuse pour l’époque. Quelques mois plus
tard, Gérard était chez le maître.
« Ah ! j’oubliais, j’ai là quelque chose pour toi.
— Quoi donc?
— Ce petit paquet. » Et Gérard, déchirant l’enveloppe, y trouve
sept billets de mille francs.
« — Qu’est-ce donc?
— Ce que je te dois : j’ai revendu ton Bélisaire dix mille; je
l’ai payé trois, c’est sept qui te reviennent. »
Plus éclairé que son père, Jean-Baptiste Isabey sut comprendre
et déterminer la vocation de son fils Eugène. Ce dernier, très dépen-
sier, ne voulait rien faire : la caisse paternelle lui semblait inépui-
sable. Un jour Isabey lui déclara tout net, qu’après sa majorité, il
ne devait plus compter sur lui. A quelques jours de là, sans y penser,
Eugène revient. Isabey ouvre son tiroir, lui tend un papier : son
acte de naissance; depuis huit jours il avait vingt et un ans.
(( — Alors plus rien?
— Plus rien.
— Prête-moi cinq cents francs.
-—- Les voici, mais ne reviens que quand tu sauras gagner la vie. »
Eugène partit, s’en fut au Havre, et, devant la mer, se mit à
peindre. Les cinq cents francs mangés, il avait terminé deux toiles :
il les jugeait déplorables, mais tout de même partit pour Paris.
« — Tiens, c’est toi! lui dit son père; as-tu fait quelque chose?
— Hélas! oui, ces deux croûtes.
— Deux croûtes? lui crie son père en l’embrassant : mais tu es
un grand peintre. »
Le soir même, elles étaient vendues quinze cents francs. N’est-ce
pas l’une d’elles qu’on voit à l’exposition, très haut placée ?
En 1833, Jean-Baptiste Isabey s’éteignit, entouré de l’amitié et
du respect de tous ceux qui l’avaient connu. Il avait vécu pour
l’art; l’art lui fit la vie heureuse. i.
i. Salle du Sacre, n° 332.
F. DE MÉLY