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LA VIE DE BOHEME
— Mafoi ! répondit l'autre en riant,—si tu voulais me céder
ta contre-marque?
Il fallut toute la force de ma volonté pour que je n'éclatasse
point en sanglots ; mais on aurait pu m'entendre, et je ne vou-
lais point qu'Edouard se doutât que j'avais assisté à une scène
où il avait donné un si cruel démenti aux chères espérances
que je caressais avec tant de sécurité, et détruit dans une seule
minute, mon bonheur de trois mois. Cette obéissance quasi
magnétique qui me faisait accomplir ses moindres désirs avant
même qu'il les eût exprimés; cet amour que j'avais pour lui,
qui se trahissait dans les plus petite choses, qui se révélait dans
tous les moindres détails de la vie intime, qui l'enveloppait,
pour ainsi dire, d'un réseau de tendresse, rien ne le touchait.
En voyant mon bouquet, il s'était demandé qui pouvait lui
souhaiter sa fête : il n'avait pas pensé à moi. En ouvrant ma
lettre, il avait songé à Vautre. Mais alors que faisais-je près de
lui, et pour lui qu'étais-je? Quel étrange sentiment le faisait
persister a garder près de lui une malheureuse jeune fille dont
la présence devait lui Être un supplice, puisqu'elle l'obligeait à
jouer perpétuellement avec elle la comédie d'un amour qui était
a une autre? Tout à coup je me rappelai, au milieu de toutes
ces réflexions, qu'un éclair jaloux avait paru dans les yeux
d'Edouard, quand son ami l'étudiant lui avait dit qu'il n'était
point digne de m'avoir, et qu'il souhaitait qu'on m'enlevât à lui.
Il ne m'aimait pas, et il était jaloux de moi, et il tremblait à la
seule idée de me perdre ! Je lui étais nécessaire, avait-il dit.
Nécessaire à quoi, mon' Dieu? me demandai-je, l'esprit perdu
devant cette énigme, qui me fut cruellement expliquée plus
tard.
En sortant de la chambre où je m'étais cachée pour entendre
cet entretien, qui ne me laissait pas même la consolation d'un
doute, je ne voulus point me trouver sur-le-champ en face
d'Edouard : pour me remettre un peu de mon agitation et ré-
fléchir à la conduite que j'allais tenir avec lui, je sortis et je
marchai dansja rue au hasard. Au bout d'une heure, je revins
à la maison, Edouard m'accueillit avec des démonstrations de
tendresse insensées Toutes ces caresses de langage, tout cet
amour du bout des lèvres souleva en moi nn levain de mépris
naissant, que j'eus le courage de dissimuler. Un fiel navrant
déposait sa vase au fond de mon cœur, et s'y mêlait aux larmes
que je m'efforçais d'y retenir. Et cependant cette parodie de
l'amour était si bien jouée, le mensonge avait tcllemment le vi-
sage de la vérité, tous ces élans, toutes ces caresses, toutes ces
paroles avaient une telle apparence de spontanéité, qu'il y avait
des instants où je doutais de moi-même, de ce que j'avais vu
et entendu le matin, et que je me demandais si je n'avais pas
été le jouet d'un mauvais rêve ! Quelques amis étant venus voir
Edouard, il les retint à dîner pour arroser le bouquet de sa
fête. J'avais besoin de m'étourdir; je bus de tous les vins, et,
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LA VIE DE BOHEME
— Mafoi ! répondit l'autre en riant,—si tu voulais me céder
ta contre-marque?
Il fallut toute la force de ma volonté pour que je n'éclatasse
point en sanglots ; mais on aurait pu m'entendre, et je ne vou-
lais point qu'Edouard se doutât que j'avais assisté à une scène
où il avait donné un si cruel démenti aux chères espérances
que je caressais avec tant de sécurité, et détruit dans une seule
minute, mon bonheur de trois mois. Cette obéissance quasi
magnétique qui me faisait accomplir ses moindres désirs avant
même qu'il les eût exprimés; cet amour que j'avais pour lui,
qui se trahissait dans les plus petite choses, qui se révélait dans
tous les moindres détails de la vie intime, qui l'enveloppait,
pour ainsi dire, d'un réseau de tendresse, rien ne le touchait.
En voyant mon bouquet, il s'était demandé qui pouvait lui
souhaiter sa fête : il n'avait pas pensé à moi. En ouvrant ma
lettre, il avait songé à Vautre. Mais alors que faisais-je près de
lui, et pour lui qu'étais-je? Quel étrange sentiment le faisait
persister a garder près de lui une malheureuse jeune fille dont
la présence devait lui Être un supplice, puisqu'elle l'obligeait à
jouer perpétuellement avec elle la comédie d'un amour qui était
a une autre? Tout à coup je me rappelai, au milieu de toutes
ces réflexions, qu'un éclair jaloux avait paru dans les yeux
d'Edouard, quand son ami l'étudiant lui avait dit qu'il n'était
point digne de m'avoir, et qu'il souhaitait qu'on m'enlevât à lui.
Il ne m'aimait pas, et il était jaloux de moi, et il tremblait à la
seule idée de me perdre ! Je lui étais nécessaire, avait-il dit.
Nécessaire à quoi, mon' Dieu? me demandai-je, l'esprit perdu
devant cette énigme, qui me fut cruellement expliquée plus
tard.
En sortant de la chambre où je m'étais cachée pour entendre
cet entretien, qui ne me laissait pas même la consolation d'un
doute, je ne voulus point me trouver sur-le-champ en face
d'Edouard : pour me remettre un peu de mon agitation et ré-
fléchir à la conduite que j'allais tenir avec lui, je sortis et je
marchai dansja rue au hasard. Au bout d'une heure, je revins
à la maison, Edouard m'accueillit avec des démonstrations de
tendresse insensées Toutes ces caresses de langage, tout cet
amour du bout des lèvres souleva en moi nn levain de mépris
naissant, que j'eus le courage de dissimuler. Un fiel navrant
déposait sa vase au fond de mon cœur, et s'y mêlait aux larmes
que je m'efforçais d'y retenir. Et cependant cette parodie de
l'amour était si bien jouée, le mensonge avait tcllemment le vi-
sage de la vérité, tous ces élans, toutes ces caresses, toutes ces
paroles avaient une telle apparence de spontanéité, qu'il y avait
des instants où je doutais de moi-même, de ce que j'avais vu
et entendu le matin, et que je me demandais si je n'avais pas
été le jouet d'un mauvais rêve ! Quelques amis étant venus voir
Edouard, il les retint à dîner pour arroser le bouquet de sa
fête. J'avais besoin de m'étourdir; je bus de tous les vins, et,
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