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LA VIE DE BOHÊME

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chaque instant un couple enlacé qui te détournait à son ap-
proche pour aller renouer un peu plus loin, par le trait d'union
d'un baiser, le tendre duo que sa présence avait interrompu.
Et de quelque côté qu'il se dirigeât dans cet endroit appelé si
justement l'allée des Soupirs, de dix pas en dix pas il se heur7
tait à une vivante conjugaison du verbe aimer. Ces apparitions
multipliées rejetèrent Claude dans le courant des idées qu'il
voulait éviter. Malgré lui, il se sentait devenir pénétrable à des
influences contre lesquelles il luttait, et qu'il était parvenu à
repousser jusqu'alors en élevant entre elles et lui la barrière
du travail. En ce moment, et pareil à un homme qui, au milieu
de l'ombre, sent se mouvoir autour de lui un danger qui le me-
nace, Claude, inquiet comme par intuition, devinait qu'il allait
prochainement avoir à subir l'assaut d'une de ces pas-
sions qui lui causaient tant d'effroi. Pour lui, cette langueur
inaccoutumée qui l'avait engourdi quand il avait écouté la mu-
sique, ce soupir de regret qui lui était échappé en se trouvant
tout seul, sans avoir à qui parler, au milieu de ces groupes de
jeunes gens et de jeunes filles qui riaient et causaient sous le
regard de leurs familles, cet éclair d'envie qui avaittraversé son
esprit, et, pour un moment, lui avait l'ait trouver si triste la so-
litude dans laquelle il vivait, quand il avait rencontré ces
couples mystérieux marchant la main dans la main ; cette es-
pèce d'insistance taquine et jalouse qu'il avait mise à les pour-
suivre tout en devinant bien que sa poursuite les troublait :
toutes ces pensées, tous ces désirs, quoique vaguement formu-
lés, toutes ces aspirations confuses encore, il les considéra
comme autant de symptômes précurseurs formant l'avant-garde
d'un péril, et il ne put s'empêcher de tressaillir, car il sentait
en même temps que toutes les pièces de son armure de placi-
dité se détachaient de lui une à une, et qu'il allait se trouver
désarmé au moment du combat.

Claude quitta enfin d'un pas rapide ces allées solitaires où
il avait rencontré le vertige, et où les blanches statues elles-
mêmes, nymphes et déesses du paradis païen, semblaient ou-
vrir leur bouche de marbre en étendant les bras comme pour
arrêter au passage et presser un instant contre leur sein pâmé
les sylphes amoureux qui voltigeaient par essaims dans cette
atmosphère embrasée de tous les irritants parfums d'Aphrodite.
En sortant de l'allée des Soupirs, silencieuse et discrète, il dé-
boucha tout à coup dans la grande allée de l'Observatoire, voie
bruyante et tumultueuse, traversée alors par des groupes
joyeux descendus en foule des collines savantes du quartier
Saint-Jacques. Comme ces oiseaux ambassadeurs du printemps
qui apparaissent au premier soleil, cette population, dont le dé-
part à l'époque des vacances suflit pour faire le silence et le
désert dans les rues qu'elle habite, revenait après un long hi-
vernage dans les estaminets enfumés pour reprendre posses-
sion de ce jardin du Luxembourg, ombrageux Élysée
 
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