GAZETTE DES BEAUX-ART S.
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bien qu'il venait d'entrer dans sa quatre-vingt-onzième année, lorsqu'il a
terminé , l'autre jour, sa vie patriarcale. La famille de Ward était des plus
pauvres. Il a raconté lui-même, dans une autobiographie publiée par Y Art-
Journal, que sa mère, veuve et chargée de cinq enfants, le retira à sept
ans de la petite école où il avait été placé et le garda auprès d'elle pour
l'associer aux soins du ménage. Cependant James avait un frère plus âgé
que lui, qui travaillait depuis longtemps chez Raphaël Smith, le graveur
en manière noire ■— en mezzo tinto, dit-on là bas — qui nous a laissé tant
de portraits gracieux ou sévères. A tort ou à raison, Smith passait pour
un bon maître : à douze ans, James Ward fut mis en apprentissage chez
lui, son frère William devant d'ailleurs le surveiller et lui rendre les dé-
buts moins difficiles.
Mais en entrant dans ce laborieux atelier, Ward se préparait bien des
ennuis. Absorbé par l'intérêt d'une production incessante, Smith égra-
tignait activement son cuivre et ne prenait qu'un médiocre souci de ses
élèves. Ward grandissait au hasard, sans conseils, sans méthode et même
— car il s'en est plaint depuis avec amertume — sans instruments de
travail et sans papier ! Il crayonna ses premiers dessins sur le revers des
épreuves mises au rebut. Smith ne faisait pas grand cas des timides essais
du pauvre garçon. Bien que cet apprentissage aventureux eût duré neuf ans,
il fût probablement resté stérile, si William Ward n'eût pris, auprès
de son frère, la place d'un maître peu zélé, et si, par une loi ancienne
et féconde, il n'avait pas été donné aux intelligents de s'instruire eux-
mêmes.
A cette époque— nous ne sommes guère encore qu'en 1790 — James
Ward avait appris le métier de graveur, mais il n'avait pas encore fait
œuvre de peintre, lorsqu'un hasard révéla à ses amis et à lui-même sa
vocation véritable. William, qui était occupé à graver un tableau de Sin-
gleton Copley, eut la maladresse de l'endommager. Voilà nos deux frères
bien douloureusement embarrassés. Toutefois James s'enhardit, il prend
un pinceau, il essaie de réparer le mal, et il se tire avec honneur de ce
pas difficile. C'est, on le voit, la traduction en anglais de la légende de
Yan Dyck refaisant, dans un désastre pareil, une des figures d'un tableau
de Rubens compromis par des écoliers en belle humeur ; mais l'éditeur de
l'anecdote rajeunie s'est arrêté à moitié chemin : il aurait dû ajouter que
comme autrefois le maître d'Anvers, Copley fut enchanté d'un accident
qui tournait au profit de sa peinture. Nous laissons à chacun le droit de
croire à la prouesse de Ward ou de la considérer comme suspecte. La vérité
est que le jeune graveur avait rencontré chez Smith le peintre George
Morland, qu'il s'était épris de sa manière charmante et fine, et qu'en étu-
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bien qu'il venait d'entrer dans sa quatre-vingt-onzième année, lorsqu'il a
terminé , l'autre jour, sa vie patriarcale. La famille de Ward était des plus
pauvres. Il a raconté lui-même, dans une autobiographie publiée par Y Art-
Journal, que sa mère, veuve et chargée de cinq enfants, le retira à sept
ans de la petite école où il avait été placé et le garda auprès d'elle pour
l'associer aux soins du ménage. Cependant James avait un frère plus âgé
que lui, qui travaillait depuis longtemps chez Raphaël Smith, le graveur
en manière noire ■— en mezzo tinto, dit-on là bas — qui nous a laissé tant
de portraits gracieux ou sévères. A tort ou à raison, Smith passait pour
un bon maître : à douze ans, James Ward fut mis en apprentissage chez
lui, son frère William devant d'ailleurs le surveiller et lui rendre les dé-
buts moins difficiles.
Mais en entrant dans ce laborieux atelier, Ward se préparait bien des
ennuis. Absorbé par l'intérêt d'une production incessante, Smith égra-
tignait activement son cuivre et ne prenait qu'un médiocre souci de ses
élèves. Ward grandissait au hasard, sans conseils, sans méthode et même
— car il s'en est plaint depuis avec amertume — sans instruments de
travail et sans papier ! Il crayonna ses premiers dessins sur le revers des
épreuves mises au rebut. Smith ne faisait pas grand cas des timides essais
du pauvre garçon. Bien que cet apprentissage aventureux eût duré neuf ans,
il fût probablement resté stérile, si William Ward n'eût pris, auprès
de son frère, la place d'un maître peu zélé, et si, par une loi ancienne
et féconde, il n'avait pas été donné aux intelligents de s'instruire eux-
mêmes.
A cette époque— nous ne sommes guère encore qu'en 1790 — James
Ward avait appris le métier de graveur, mais il n'avait pas encore fait
œuvre de peintre, lorsqu'un hasard révéla à ses amis et à lui-même sa
vocation véritable. William, qui était occupé à graver un tableau de Sin-
gleton Copley, eut la maladresse de l'endommager. Voilà nos deux frères
bien douloureusement embarrassés. Toutefois James s'enhardit, il prend
un pinceau, il essaie de réparer le mal, et il se tire avec honneur de ce
pas difficile. C'est, on le voit, la traduction en anglais de la légende de
Yan Dyck refaisant, dans un désastre pareil, une des figures d'un tableau
de Rubens compromis par des écoliers en belle humeur ; mais l'éditeur de
l'anecdote rajeunie s'est arrêté à moitié chemin : il aurait dû ajouter que
comme autrefois le maître d'Anvers, Copley fut enchanté d'un accident
qui tournait au profit de sa peinture. Nous laissons à chacun le droit de
croire à la prouesse de Ward ou de la considérer comme suspecte. La vérité
est que le jeune graveur avait rencontré chez Smith le peintre George
Morland, qu'il s'était épris de sa manière charmante et fine, et qu'en étu-