LA RELIURE.
une telle endôssure résistera moins longtemps que si elle faisait corps
avec les cahiers cousus et collés.
Quand elle réunit ces trois conditions, la solidité, l'élasticité, l'élégance,
la reliure est digne d'estime et elle mérite les hauts prix qu'on y met,
sinon les prix fous auxquels la font monter aujourd'hui la concurrence
des bibliophiles et l'esprit de spéculation qui anime, hélas ! quelques-
uns d'entre eux. Assurément, s'il était possible à des législateurs chagrins
de revenir aux lois somptuaires, ils ne manqueraient pas d'occasion poul-
ies faire revivre. Payer deux ou trois mille francs une reliure, cela ne
devrait être permis que pour les chefs-d'œuvre de l'esprit humain : or,
ces ouvrages sont justement ceux auxquels conviennent le moins les
habits brodés. Ce serait manquer de goût que de surcharger d'orne-
ments fastueux un Horace, un Montaigne, un La Bruyère. Ces livres qui
nous enseignent une philosophie aimable, qui nous conseillent la sagesse,
ne doivent porter dans leur vêtement que la trace des soins pieux qu'on
a pris pour les conserver aux âges futurs. Passe encore de décorer avec
grâce et même avec richesse les Sept Journées de la reine de Navarre,
les Lettres cle Madame de Sévigné, les Contes de La Fontaine, — surtout
si l'on a l'édition des fermiers-généraux, — les Lettres persanes, le
Temple de Gnide, les Baisers de Dorât, mais il ne faut pas tomber dans
la frivolité, même quand il s'agit d'habiller un livre frivole.
De même que le plus simple décor suffit pour jouer une tragédie de
Corneille, une comédie de Molière, tandis que les merveilleuses inven-
tions du machiniste, les prodiges de la mise en scène, sont réservés pour
ces féeries où l'esprit ne trouve guère d'autre pâture que des bouffon-
neries et des calembours, de même un maroquin poli, sobrement orné
de quelques filets, avec un petit 1er, si l'on veut, aux onglets et sur les
entre-nerfs, suffit à la reliure des Confessions de Rousseau ou des
Caractères. *
De tous les arts décoratifs, la reliure est celui qui doit être le moins
capricieux, le moins libre, le plus assujetti à l'empire du goût, parce
qu'il ne saurait avoir une existence indépendante ni se retrancher dans
la doctrine de l'art pour l'art. Mais si le relieur doit se soumettre à la
prééminence cle l'esprit, cette heureuse servitude lui procure l'avantage
d'être en commerce intime avec les hommes de génie qui ont brillé dans
tous les pays et dans tous les temps, et s'il ne lui est pas permis de
sortir du rôle qui lui est assigné, il peut en concevoir de l'orgueil, car
c'est une noble mission que celle de préserver et d'embellir les demeures
de la pensée.
CHARLES BLANC.
une telle endôssure résistera moins longtemps que si elle faisait corps
avec les cahiers cousus et collés.
Quand elle réunit ces trois conditions, la solidité, l'élasticité, l'élégance,
la reliure est digne d'estime et elle mérite les hauts prix qu'on y met,
sinon les prix fous auxquels la font monter aujourd'hui la concurrence
des bibliophiles et l'esprit de spéculation qui anime, hélas ! quelques-
uns d'entre eux. Assurément, s'il était possible à des législateurs chagrins
de revenir aux lois somptuaires, ils ne manqueraient pas d'occasion poul-
ies faire revivre. Payer deux ou trois mille francs une reliure, cela ne
devrait être permis que pour les chefs-d'œuvre de l'esprit humain : or,
ces ouvrages sont justement ceux auxquels conviennent le moins les
habits brodés. Ce serait manquer de goût que de surcharger d'orne-
ments fastueux un Horace, un Montaigne, un La Bruyère. Ces livres qui
nous enseignent une philosophie aimable, qui nous conseillent la sagesse,
ne doivent porter dans leur vêtement que la trace des soins pieux qu'on
a pris pour les conserver aux âges futurs. Passe encore de décorer avec
grâce et même avec richesse les Sept Journées de la reine de Navarre,
les Lettres cle Madame de Sévigné, les Contes de La Fontaine, — surtout
si l'on a l'édition des fermiers-généraux, — les Lettres persanes, le
Temple de Gnide, les Baisers de Dorât, mais il ne faut pas tomber dans
la frivolité, même quand il s'agit d'habiller un livre frivole.
De même que le plus simple décor suffit pour jouer une tragédie de
Corneille, une comédie de Molière, tandis que les merveilleuses inven-
tions du machiniste, les prodiges de la mise en scène, sont réservés pour
ces féeries où l'esprit ne trouve guère d'autre pâture que des bouffon-
neries et des calembours, de même un maroquin poli, sobrement orné
de quelques filets, avec un petit 1er, si l'on veut, aux onglets et sur les
entre-nerfs, suffit à la reliure des Confessions de Rousseau ou des
Caractères. *
De tous les arts décoratifs, la reliure est celui qui doit être le moins
capricieux, le moins libre, le plus assujetti à l'empire du goût, parce
qu'il ne saurait avoir une existence indépendante ni se retrancher dans
la doctrine de l'art pour l'art. Mais si le relieur doit se soumettre à la
prééminence cle l'esprit, cette heureuse servitude lui procure l'avantage
d'être en commerce intime avec les hommes de génie qui ont brillé dans
tous les pays et dans tous les temps, et s'il ne lui est pas permis de
sortir du rôle qui lui est assigné, il peut en concevoir de l'orgueil, car
c'est une noble mission que celle de préserver et d'embellir les demeures
de la pensée.
CHARLES BLANC.