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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tradictoires qui agitent sans cesse l’homme moderne, il faut qu’il
arrive à les fixer et à les traduire. C’est si difficile, qu’en un moment
où les bons peintres abondent, les bons portraitistes sont plus rares
que jamais.
Desboutin, qui n’est pas seulement un exécutant, qui est aussi
-— comme il l’a prouvé — un lettré, un observateur et un philosophe,
s’est fort bien rendu compte des difficultés auxquelles se heurte le
portraitiste moderne. Et il les a souvent vaincues. Voyez son por-
trait de Manet, celui de M. Zola, celui de Charles Bigot, celui de
M. Edmond de Goncourt, et bien d’autres. Quelquefois, la ressem-
blance est discutable, si par ressemblance on entend la reproduction
exacte de la figure. Mais comme les portraits que je viens de citer
— et j’aurais pu facilement en allonger la liste — sont pénétrants et
explicatifs! Comme ils nous font comprendre les physionomies qu’ils
nous livrent! Manet, en mouvement de flânerie, la canne à la main,
la tète légèrement inclinée, la bouche plissée d’un sourire qui n’en
est pas un, l’œil fixé devant lui, si vif sous ses sourcils que fronce un
effort de pensée, est bien le Parisien chercheur et maladif que nous
avons connu; et il faut avoir vu souvent M. Zola pour savoir combien
lui est naturelle la pose réfléchie et méditative où Desboutin l’a fixé.
Notez que souvent l’étonnant artiste arrive à être aussi clair et
aussi démonstratif sans même recourir aux attitudes, dans de simples
médaillons où il s’est contenté d’exagérer un trait, si juste, que cette
exagération très légère, parfois à peine perceptible, suffit à nous
donner le sens de la physionomie.
Comme toujours, le modèle que Desboutin a le mieux connu et le
mieux compris, c’est lui-même; et dans les trois portraits principaux
qu’il a faits de lui, il s’est livré tout entier, avec toute la puissance de
sa pénétration et toute la richesse de son art. Aucun de ses portraits
n’est d’ailleurs complet, en ce sens que chacun d’eux s’applique à
nous montrer un côté saillant du modèle ; mais ils se complètent l’un
l’autre, et forment à eux trois une bien curieuse analyse, on pourrait
presque dire une confession de l’artiste.
Le premier nous montre le bohème : sous un vaste chapeau mou
à larges bords, sorte de sombrero absolument fantaisiste, la figure de
Desboutin semble avoir perdu ses caractères les plus distinctifs,
comme détendue dans le bien-être paresseux de la brasserie. Ce som-
brero, mis de côté, représente la « pose » inhérente aux peintres d’il y
a vingt ans, la recherche du costume pittoresque, excentrique, qui
éloigne, à première vue, toute idée de « philistin ». Les traits apaisés,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
tradictoires qui agitent sans cesse l’homme moderne, il faut qu’il
arrive à les fixer et à les traduire. C’est si difficile, qu’en un moment
où les bons peintres abondent, les bons portraitistes sont plus rares
que jamais.
Desboutin, qui n’est pas seulement un exécutant, qui est aussi
-— comme il l’a prouvé — un lettré, un observateur et un philosophe,
s’est fort bien rendu compte des difficultés auxquelles se heurte le
portraitiste moderne. Et il les a souvent vaincues. Voyez son por-
trait de Manet, celui de M. Zola, celui de Charles Bigot, celui de
M. Edmond de Goncourt, et bien d’autres. Quelquefois, la ressem-
blance est discutable, si par ressemblance on entend la reproduction
exacte de la figure. Mais comme les portraits que je viens de citer
— et j’aurais pu facilement en allonger la liste — sont pénétrants et
explicatifs! Comme ils nous font comprendre les physionomies qu’ils
nous livrent! Manet, en mouvement de flânerie, la canne à la main,
la tète légèrement inclinée, la bouche plissée d’un sourire qui n’en
est pas un, l’œil fixé devant lui, si vif sous ses sourcils que fronce un
effort de pensée, est bien le Parisien chercheur et maladif que nous
avons connu; et il faut avoir vu souvent M. Zola pour savoir combien
lui est naturelle la pose réfléchie et méditative où Desboutin l’a fixé.
Notez que souvent l’étonnant artiste arrive à être aussi clair et
aussi démonstratif sans même recourir aux attitudes, dans de simples
médaillons où il s’est contenté d’exagérer un trait, si juste, que cette
exagération très légère, parfois à peine perceptible, suffit à nous
donner le sens de la physionomie.
Comme toujours, le modèle que Desboutin a le mieux connu et le
mieux compris, c’est lui-même; et dans les trois portraits principaux
qu’il a faits de lui, il s’est livré tout entier, avec toute la puissance de
sa pénétration et toute la richesse de son art. Aucun de ses portraits
n’est d’ailleurs complet, en ce sens que chacun d’eux s’applique à
nous montrer un côté saillant du modèle ; mais ils se complètent l’un
l’autre, et forment à eux trois une bien curieuse analyse, on pourrait
presque dire une confession de l’artiste.
Le premier nous montre le bohème : sous un vaste chapeau mou
à larges bords, sorte de sombrero absolument fantaisiste, la figure de
Desboutin semble avoir perdu ses caractères les plus distinctifs,
comme détendue dans le bien-être paresseux de la brasserie. Ce som-
brero, mis de côté, représente la « pose » inhérente aux peintres d’il y
a vingt ans, la recherche du costume pittoresque, excentrique, qui
éloigne, à première vue, toute idée de « philistin ». Les traits apaisés,