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Gazette des beaux-arts: la doyenne des revues d'art — 16.1864

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Nr. 2
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Goncourt, Edmond de; Goncourt, Jules de: Chardin, [2]
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https://doi.org/10.11588/diglit.18739#0167

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158

GAZETTE DES BEAUX-ARTS.

longue, amenaient un certain mépris du peintre, de sa pauvreté d’ima-
gination, de l’avarice de sa veine; et d’année en année, Chardin baisse
et s’éteint doucement dans le bruit des Salons. L’attention, l’admiration
ne se réveille qu’un moment, en 1765 et en 1767, devant ses Attributs
des arts et des sciences, et ses tableaux d’instruments de musique, com-
mandés pour Choisy1, tableaux éblouissants où les velours rouges des
musettes, les bandoulières bleues des violes, les drapeaux des trompettes,
les timbales de cuivre s’arrangent superbement dans une magnifique
opulence de tons. Puis la critique s’éloigne de lui, ne sachant rien de
nouveau à en dire, pour aller à Jeaurat. Diderot lui-même, au métier de
louer son peintre, un beau jour se lassera, et il laissera échapper en 1767
que « Chardin s’en va. »

Mais Chardin n’avait pas dit son dernier mot. Voyant qu’on aban-
donnait sa peinture et que son talent de peintre avait trop longtemps
duré, il quittait ses pinceaux, et, allant à un autre procédé, touchait à cet
art du pastel dont Latour venait de révéler les ressources et les enchan-
tements. Le vieillard de soixante-dix ans, lassé, malade, affaibli, prenait
les crayons que ses mains tremblantes allaient encore tenir pendant dix
ans. C’était l’effort, dit une brochure du temps, de ces athlètes qui,
chancelants après un combat terrible, rappellent toutes leurs forces pour
aller expirer dans l’arène2. Suprême effort, en effet, mais aussi suprême
triomphe du vieux peintre : c’est comme le soir de son talent, la chaleur
de son dernier rayonnement; ses pastels sont les adieux de sa lumière.

Allez à ces deux portraits du Louvre, où il s’est représenté3, comme
le vieux grand-père de son œuvre, sans coquetterie, dans le déshabillé
bourgeois, familier, abandonné d’un septuagénaire, en bonnet de nuit,
l’abat-jour au front, les besicles aimez, le mazulipatam au cou : quelles
surprenantes images ! Ce travail violent et emporté, les écrasis, les mar-
telages, les tapotages, les balafrures, les empâtements de crayons, ces
touches semées, franches et rudes, ces audaces qui marient des tons
immariables et jettent sur le papier les couleurs toutes crues, ces dessous
pareils à ceux que le scalpel trouve sous la peau, tout cela s’harmonise à
quelques pas, s’assemble, se fond, s’éclaire, et c’est de la chair qu’on a
sous les yeux, de la chair vivante qui a ses plis, ses luisants, sa porosité,
sa fleur d’épiderme. Les vergetures des joues, le bleuissement d’une

1. Ils appartiennent aujourd’hui à M. Eudoxe Marcille.

2. La Prêtresse, ou Nouvelle manière cle prédire ce qui est arrivé.

3. Le portrait de Chardin du Louvre, en besicles, a été gravé par Chevillet; deux
autres portraits de lui en médaillon ont été gravés d’après deux dessins différents de
Cocbin, l'un par Laurent Gars, l’autre par Rousseau.
 
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