GÉRICAULT.
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donner les soins que réclamait sa position. Combien je me rappelle vive-
ment la tristesse de ces longues nuits ! car même lorsque le mal lui lais-
sait quelque trêve et qu’il commençait à espérer, je ne savais que trop
qne la mort serait le terme de cette horrible maladie. Je revois son mo-
deste intérieur. Je me plais à me reporter, par la pensée, dans cette
petite chambre de la rue des Martyrs. Elle était très-simplement meu-
blée : un petit lit en fer garni de grands rideaux blancs où je l’ai vu si
longtemps souffrir avec tant de courage et de résignation, une ancienne
commode avec un marbre blanc, placée au pied du lit, une petite table,
un grand fauteuil jaune et ce divan sur lequel on couchait pour le veil-
ler. Les murs étaient couverts d’un papier de tenture gris qui dispa-
raissait presque entièrement sous des gravures et de belles copies
d’après les maîtres de toutes les écoles qu’il avait faites dans sa jeu-
nesse. Il avait réuni là celles qu’il affectionnait le plus : le Christ au
tombeau, d’après Titien; le Martyre cle saint Pierre, d’après Rubens;
une copie d’après Fabricius, représentant un guerrier assis devant
une muraille éclairée par un rayon de soleil. D’autres encore d’après
M. Gros, et quelques études de chevaux.
« En dehors de la peinture qui tenait toujours une grande place dans
nos entretiens, il se plaisait soit à des réflexions sur les lectures que
nous lui faisions, soit à parler de lui, de sa jeunesse, sujet qu’il savait
bien devoir nous intéresser et auquel nous ne manquions pas de le
ramener fréquemment. Il nous donnait, sur la manière dont nous devions
marcher dans la vie, des conseils que nous écoutions avidement, captivés
et comme sous le charme d’une fascination. 11 me dit, à plusieurs re-
prises : « Aimez bien votre mère, car personne ne vous aimera comme
elle : ni votre maîtresse, ni votre femme!.»
C’est de ce lit de douleur qu’il écrivit à M. Eugène Isabey, très-jeune
alors, une charmante lettre, sa dernière je crois. « J’ai vu hier ton cher
papa, qui veut bien prendre mille soins de moi et qui m’a assuré que tu
aurais quelque plaisir à recevoir ce bonjour de moi. De dedans mon lit,
je te l’envoie, mon cher Eugène, avec mille amitiés et surtout avec un
peu plus d’espoir que je n’en avais lorsque tu es parti, puisque je crois
réellement éprouver un peu de mieux. Néanmoins, je n’ose pas encore
trop chanter victoire, par la crainte de retomber après tout à plat. Je
t’envie tellement la faculté de travailler que je puis, sans crainte d’être
taxé de pédant, t’engager à ne pas perdre un seul des instants que la
bonne santé te permet de si bien employer. Ta jeunesse aussi se passera,
mon jeune ami, adieu. Tout à toi de cœur. Géricault. »
Au dire des contemporains de Géricault, ses portraits ne donnent de
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XXII.
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donner les soins que réclamait sa position. Combien je me rappelle vive-
ment la tristesse de ces longues nuits ! car même lorsque le mal lui lais-
sait quelque trêve et qu’il commençait à espérer, je ne savais que trop
qne la mort serait le terme de cette horrible maladie. Je revois son mo-
deste intérieur. Je me plais à me reporter, par la pensée, dans cette
petite chambre de la rue des Martyrs. Elle était très-simplement meu-
blée : un petit lit en fer garni de grands rideaux blancs où je l’ai vu si
longtemps souffrir avec tant de courage et de résignation, une ancienne
commode avec un marbre blanc, placée au pied du lit, une petite table,
un grand fauteuil jaune et ce divan sur lequel on couchait pour le veil-
ler. Les murs étaient couverts d’un papier de tenture gris qui dispa-
raissait presque entièrement sous des gravures et de belles copies
d’après les maîtres de toutes les écoles qu’il avait faites dans sa jeu-
nesse. Il avait réuni là celles qu’il affectionnait le plus : le Christ au
tombeau, d’après Titien; le Martyre cle saint Pierre, d’après Rubens;
une copie d’après Fabricius, représentant un guerrier assis devant
une muraille éclairée par un rayon de soleil. D’autres encore d’après
M. Gros, et quelques études de chevaux.
« En dehors de la peinture qui tenait toujours une grande place dans
nos entretiens, il se plaisait soit à des réflexions sur les lectures que
nous lui faisions, soit à parler de lui, de sa jeunesse, sujet qu’il savait
bien devoir nous intéresser et auquel nous ne manquions pas de le
ramener fréquemment. Il nous donnait, sur la manière dont nous devions
marcher dans la vie, des conseils que nous écoutions avidement, captivés
et comme sous le charme d’une fascination. 11 me dit, à plusieurs re-
prises : « Aimez bien votre mère, car personne ne vous aimera comme
elle : ni votre maîtresse, ni votre femme!.»
C’est de ce lit de douleur qu’il écrivit à M. Eugène Isabey, très-jeune
alors, une charmante lettre, sa dernière je crois. « J’ai vu hier ton cher
papa, qui veut bien prendre mille soins de moi et qui m’a assuré que tu
aurais quelque plaisir à recevoir ce bonjour de moi. De dedans mon lit,
je te l’envoie, mon cher Eugène, avec mille amitiés et surtout avec un
peu plus d’espoir que je n’en avais lorsque tu es parti, puisque je crois
réellement éprouver un peu de mieux. Néanmoins, je n’ose pas encore
trop chanter victoire, par la crainte de retomber après tout à plat. Je
t’envie tellement la faculté de travailler que je puis, sans crainte d’être
taxé de pédant, t’engager à ne pas perdre un seul des instants que la
bonne santé te permet de si bien employer. Ta jeunesse aussi se passera,
mon jeune ami, adieu. Tout à toi de cœur. Géricault. »
Au dire des contemporains de Géricault, ses portraits ne donnent de
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