CALAMATTA.
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qui avait été, je crois, le premier éditeur des Costumes de Bonnard,
gravés par Mercuri, et qui était un causeur spirituel, plein de verve et
de bonne humeur.
Mercuri, l’ami d’enfance de Calamatta1, était venu de Rome se loger
avec lui et il avait une place, c’est-à-dire une embrasure de fenêtre, dans
l’atelier de son camarade. Cet atelier, situé à l’extrémité du passage
Tivoli, au-dessous de la voûte, était éclairé par quatre croisées, donnant,
d’un côté sur la rue de Londres, de l’autre sur la rue d’Amsterdam, qui
n’était pas encore bâtie. Déjà illustre par sa petite gravure si exquise des
Moissonneurs de Léopold Robert, Mercuri travaillait à la planche de la
Sainte Amélie, d’après Paul Delaroche. Comme il convenait à mon igno-
rance et à ma jeunesse, j’occupais la fenêtre la plus rapprochée de la
porte. Calamatta avait encore d’autres élèves, dont deux, particulière-
ment, ont fait leur chemin. C’était Charles Thévenin, fils du peintre au-
quel avait succédé Ingres dans la direction de l’Académie de Rome ; il gra-
vait ses premiers ouvrages, tantôt chez lui, tantôt chez son maître, et il
était alors le souffre-douleur de l’atelier; ensuite un jeune artiste alle-
mand, Charles Nordlinger, depuis graveur du roi de Wurtemberg; il était
venu de Stuttgard tout exprès pour prendre les conseils de Calamatta, et
bien qu’il gardât ordinairement le silence, dans la crainte de mal parler
français, il sortait par moment de sa taciturnité pour s’échapper en sail-
lies heureuses.
On voyait venir chez mon maître l’abbé de Lamennais, dès lors en
habit bourgeois, amené d’ordinaire par Charles Didier, le brillant auteur
de Rome souterraine. M. de Lamennais posait pour un crayon que faisait
de lui Calamatta. Je le vois encore, avec sa lévite usée, sa culotte de
ratine, le dos voûté, le visage parcheminé et jaune, l’œil étincelant sous
un front de génie, semblable aux héros d’Hoffmann, et un peu à Hoff-
mann lui-même. George Sand venait aussi quelquefois nous_rendre visite,
et il me semblait que sa présence éclairait tout l’atelier. Elle ne manquait
jamais de s’approcher de moi — car elle me savait le frère d’un écrivain
déjà renommé — et quand elle passait sa tête sous mon châssis, je trem-
blais comme la feuille. Il me souvient qu’un jour elle aperçut parmi les
papiers qui étaient sur mon pupitre une eau-forte de Rembrandt, une
pièce libre, et qu’elle en rit de bon cœur, tandis que je rougissais naïve-
ment jusqu’aux oreilles. La gravure commencée de la Francesca da
1. Il vient d’être nommé correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, en rempla-
cement de son ami.
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qui avait été, je crois, le premier éditeur des Costumes de Bonnard,
gravés par Mercuri, et qui était un causeur spirituel, plein de verve et
de bonne humeur.
Mercuri, l’ami d’enfance de Calamatta1, était venu de Rome se loger
avec lui et il avait une place, c’est-à-dire une embrasure de fenêtre, dans
l’atelier de son camarade. Cet atelier, situé à l’extrémité du passage
Tivoli, au-dessous de la voûte, était éclairé par quatre croisées, donnant,
d’un côté sur la rue de Londres, de l’autre sur la rue d’Amsterdam, qui
n’était pas encore bâtie. Déjà illustre par sa petite gravure si exquise des
Moissonneurs de Léopold Robert, Mercuri travaillait à la planche de la
Sainte Amélie, d’après Paul Delaroche. Comme il convenait à mon igno-
rance et à ma jeunesse, j’occupais la fenêtre la plus rapprochée de la
porte. Calamatta avait encore d’autres élèves, dont deux, particulière-
ment, ont fait leur chemin. C’était Charles Thévenin, fils du peintre au-
quel avait succédé Ingres dans la direction de l’Académie de Rome ; il gra-
vait ses premiers ouvrages, tantôt chez lui, tantôt chez son maître, et il
était alors le souffre-douleur de l’atelier; ensuite un jeune artiste alle-
mand, Charles Nordlinger, depuis graveur du roi de Wurtemberg; il était
venu de Stuttgard tout exprès pour prendre les conseils de Calamatta, et
bien qu’il gardât ordinairement le silence, dans la crainte de mal parler
français, il sortait par moment de sa taciturnité pour s’échapper en sail-
lies heureuses.
On voyait venir chez mon maître l’abbé de Lamennais, dès lors en
habit bourgeois, amené d’ordinaire par Charles Didier, le brillant auteur
de Rome souterraine. M. de Lamennais posait pour un crayon que faisait
de lui Calamatta. Je le vois encore, avec sa lévite usée, sa culotte de
ratine, le dos voûté, le visage parcheminé et jaune, l’œil étincelant sous
un front de génie, semblable aux héros d’Hoffmann, et un peu à Hoff-
mann lui-même. George Sand venait aussi quelquefois nous_rendre visite,
et il me semblait que sa présence éclairait tout l’atelier. Elle ne manquait
jamais de s’approcher de moi — car elle me savait le frère d’un écrivain
déjà renommé — et quand elle passait sa tête sous mon châssis, je trem-
blais comme la feuille. Il me souvient qu’un jour elle aperçut parmi les
papiers qui étaient sur mon pupitre une eau-forte de Rembrandt, une
pièce libre, et qu’elle en rit de bon cœur, tandis que je rougissais naïve-
ment jusqu’aux oreilles. La gravure commencée de la Francesca da
1. Il vient d’être nommé correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, en rempla-
cement de son ami.