EUGÈNE FROMENTIN.
de rouge ardent. A droite et à gauche base violâtre. Palmiers bleus, outremer noirâtre;
ligne insaisissable d'horizon, outremer cendré et eaux bitumineuses blanches, un argent
sali. Les reflets très nets, bitume et bleu. Silhouette précise.
L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire, et pendant un
quart d'heure, elle a rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du nord au sud. Jus-
qu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'un feu, dans une limpidité sans pareille. Le
Nil reproduisait exactement, presqu'aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodi-
gieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'opposé, la
nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes
les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil,
roi du monde, la douleur de le voir mourir, de le voir renaître demain dans Horus,
la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée, d'Osiris contre Typhon : nous avons eu
tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or
en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle
flamboyant s'est retiré. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit
de tous les côtés pressé par les ténèbres et comme un souvenir lointain du jour. La
nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'Occident lui-même. En levant les yeux, je
me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allu-
mées.
Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés
qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes ; une ou deux
barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons.
Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet
immense horizon, vaste comme un bras de mer. Lever de la lune à 7 heures 1/2, déjà
diminuée, rouge et plus orangée, —■ puis comme un globe d'or.................
Et cette vue de Girgeh, d'un aspect si fin :
Matinée très fraîche, avec vent de nord, lumière aigre, le Nil agité. Girgeh occupe
un tournant du fleuve. Elle est orientée sud-est et collée, pour ainsi dire, face à la
chaîne arabique, qui ploDge sa haute falaise de pierre dans le Nil, assez étroit sur ce
point. Promenade autour de la ville, par l'enceinte extérieure, presque déserte. Des
chiens errants dans de grands espaces abandonnés; des oiseaux en multitude, éper-
viers, corneilles, hérons blancs fdant vers les étangs. Les grands pigeonniers blancs
avec leurs perchoirs chargés de pigeons, lilas ardoisé à gorge azurée, verte. Des tour-
billons s'échappent des perchoirs, font un ou deux vols éperdus dans le ciel bleu,
s'épanouissent en gerbes autour des palmiers voisins; on les voit de loin comme un
essaim de moucherons. — Les éperviers continuent leur ronde avec leurs piaule-
ments très doux. Les routes sont sans poussière ; la terre, encore humectée de la
rosée de la nuit, est plus brune. Les bergeronnettes s'y promènent avec leur fin
corsage argenté, leur marche sautillante, leur petit cri que j'ai tant écouté ailleurs.
Les oiseaux voyageurs ont ceci de charmant : ils transportent avec eux les souve-
nirs vivants de bien des pays divers. Je les retrouve ici, où je n'imaginais pas les
voir; c'est notre occident, nos automnes, les guérets, les prés sous la gelée blanche,
toutes les matinées d'octobre. Là-bas, ce sera Girgeh, Thèbes, Assouan, tout le cours
du Nil. Un fellah expatrié leur dirait : « Soyez les bien venus ». A mille lieues de
mon pays, je leur dis : « Bonjour ; soyez les bien venus ».
de rouge ardent. A droite et à gauche base violâtre. Palmiers bleus, outremer noirâtre;
ligne insaisissable d'horizon, outremer cendré et eaux bitumineuses blanches, un argent
sali. Les reflets très nets, bitume et bleu. Silhouette précise.
L'illumination qui a suivi le départ du soleil a été extraordinaire, et pendant un
quart d'heure, elle a rempli juste la moitié de l'horizon céleste, du nord au sud. Jus-
qu'à la hauteur de Vénus, ce n'était qu'un feu, dans une limpidité sans pareille. Le
Nil reproduisait exactement, presqu'aussi clair, quelquefois en plus clair, cette prodi-
gieuse irradiation. L'inépuisable lumière jaillissait, jaillissait, pendant qu'à l'opposé, la
nuit grise et fumeuse avançait pour lui disputer le ciel. Toute la mythologie, toutes
les adorations asiatiques, toutes les terreurs inspirées par la nuit, l'amour du soleil,
roi du monde, la douleur de le voir mourir, de le voir renaître demain dans Horus,
la lutte éternelle, et chaque jour renouvelée, d'Osiris contre Typhon : nous avons eu
tout cela sous les yeux. Enfin la nuit a triomphé, mais la lutte avait été longue. L'or
en s'éteignant s'est changé en feu, puis en rouge, puis en pourpre sombre. Le cercle
flamboyant s'est retiré. Trois quarts d'heure après, ce n'était plus qu'un disque étroit
de tous les côtés pressé par les ténèbres et comme un souvenir lointain du jour. La
nuit, la vraie nuit, a fini par atteindre l'Occident lui-même. En levant les yeux, je
me suis aperçu que Vénus n'était plus seule. Toutes les constellations étaient allu-
mées.
Il y avait de longues lignes minces et sombres, des îlots pas tout à fait submergés
qui se dessinaient en noir profond sur le champ des eaux ardentes ; une ou deux
barques sans voile, car l'air était mort, battaient au loin le Nil de leurs lourds avirons.
Des pélicans rasaient le fleuve d'un vol lent. Une seule lumière à fleur d'eau dans cet
immense horizon, vaste comme un bras de mer. Lever de la lune à 7 heures 1/2, déjà
diminuée, rouge et plus orangée, —■ puis comme un globe d'or.................
Et cette vue de Girgeh, d'un aspect si fin :
Matinée très fraîche, avec vent de nord, lumière aigre, le Nil agité. Girgeh occupe
un tournant du fleuve. Elle est orientée sud-est et collée, pour ainsi dire, face à la
chaîne arabique, qui ploDge sa haute falaise de pierre dans le Nil, assez étroit sur ce
point. Promenade autour de la ville, par l'enceinte extérieure, presque déserte. Des
chiens errants dans de grands espaces abandonnés; des oiseaux en multitude, éper-
viers, corneilles, hérons blancs fdant vers les étangs. Les grands pigeonniers blancs
avec leurs perchoirs chargés de pigeons, lilas ardoisé à gorge azurée, verte. Des tour-
billons s'échappent des perchoirs, font un ou deux vols éperdus dans le ciel bleu,
s'épanouissent en gerbes autour des palmiers voisins; on les voit de loin comme un
essaim de moucherons. — Les éperviers continuent leur ronde avec leurs piaule-
ments très doux. Les routes sont sans poussière ; la terre, encore humectée de la
rosée de la nuit, est plus brune. Les bergeronnettes s'y promènent avec leur fin
corsage argenté, leur marche sautillante, leur petit cri que j'ai tant écouté ailleurs.
Les oiseaux voyageurs ont ceci de charmant : ils transportent avec eux les souve-
nirs vivants de bien des pays divers. Je les retrouve ici, où je n'imaginais pas les
voir; c'est notre occident, nos automnes, les guérets, les prés sous la gelée blanche,
toutes les matinées d'octobre. Là-bas, ce sera Girgeh, Thèbes, Assouan, tout le cours
du Nil. Un fellah expatrié leur dirait : « Soyez les bien venus ». A mille lieues de
mon pays, je leur dis : « Bonjour ; soyez les bien venus ».