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GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
femme nue prête à entrer dans le bain. Ah! le fin morceau d’exécution et
le joli bijou de couleur ! Personne ne saurait pousser plus loin le modelé
ni mieux montrer la jeunesse en fleur et le sang qui coule sous la peau;
la tête est exquise de grâce et de coquetterie, trop jolie et trop distinguée
seulement pour le corps auquel elle est attachée. Et quel choix savant de
la dalle de marbre noir, de la draperie bleue, des reflets de l’eau, de la
verdure même, pour mieux faire valoir la blancheur laiteuse et rosée des
chairs! C'est un grand prestidigitateur que M. Mercié. Mais cette jolie
créature une 'Vénus, allons donc ! c’est un modèle charmant, qui a laissé
tomber ses voiles dans l’atelier et que l’artiste a représentée telle qu’elle
lui est apparue; ce n'est rien de plus. Ce n’est pas là cette Aphrodite, fille
de Jupiter, faite pour être adorée des hommes dans une sorte d’extase
religieuse et craintive. Je vous le dis en vérité, elle n’a rien de l’Olympe ;
jamais la Vénus de Milo, la Vénus du Capitole, ni même la Vénus de
Médicis ne consentiraient à voir en celle-ci leur égale.
Que dire de la peinture allégorique? C’est une autre mythologie en
quelque sorte, mais qui n’est pas mieux comprise des peintres modernes
que la mythologie des Grecs et des Latins. Qui de nous, en ce merveilleux
mois de mai, consentira à reconnaître le joyeux Printemps dans l’allé-
gorie de M. Georges Bertrand, où de vilaines femmes nues, montées à cru
sur de vilains chevaux, mènent une course insensée? « C’est le second
incendie du Printemps », a dit un Parisien spirituel. Qui reconnaîtra davan-
tage Y Été dans la vaste machine de M. Makart, où l’on voit, dans un fouillis
d’architecture, de tentures, de paravents, de vasques de marbre et d’oi-
seaux empaillés, quantité de femmes, ou nues ou vêtues de leur chemise,
ou habillées de robes de brocart, dans les poses les plus variées et les
moins expliquées? Cette salade de toutes les couleurs et de toutes les
poses cherche sans doute à rappeler Véronèse ou Rubens ; ce qu’elle
rappelle le plus ce sont les devantures de cheminée en papier peint.
M. William Bouguereau a intitulé ses deux toiles, l’unè la Nuit, l’autre
Alma Parens. La Nuit est une jeune femme qui s’envole, une légère dra-
perie noire flottant autour d’elle. L’Alma Parens a, j’imagine, la préten-
tion de représenter la France; une matrone au sein nu, couronnée d’épis,
est assise sur une manière de trône; une bonne demi-douzaine d’enfants
nus grimpent sur ses genoux ou jouent à ses pieds. Mère et enfants, le
tout est peint et dessiné à la façon ordinaire de M. Bouguereau ; cela est
sage, cela est correct, cela est merveilleusement propre et aussi merveil-
leusement froid. La religion, la fable, l’histoire, l’allégorie, tout est éga-
lement du domaine de M. Bouguereau, et quoiqu’il peigne, c’est toujours
le même tableau qu’il fait. Ah! jeunes gens, méfiez-vous de la perfection,
GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
femme nue prête à entrer dans le bain. Ah! le fin morceau d’exécution et
le joli bijou de couleur ! Personne ne saurait pousser plus loin le modelé
ni mieux montrer la jeunesse en fleur et le sang qui coule sous la peau;
la tête est exquise de grâce et de coquetterie, trop jolie et trop distinguée
seulement pour le corps auquel elle est attachée. Et quel choix savant de
la dalle de marbre noir, de la draperie bleue, des reflets de l’eau, de la
verdure même, pour mieux faire valoir la blancheur laiteuse et rosée des
chairs! C'est un grand prestidigitateur que M. Mercié. Mais cette jolie
créature une 'Vénus, allons donc ! c’est un modèle charmant, qui a laissé
tomber ses voiles dans l’atelier et que l’artiste a représentée telle qu’elle
lui est apparue; ce n'est rien de plus. Ce n’est pas là cette Aphrodite, fille
de Jupiter, faite pour être adorée des hommes dans une sorte d’extase
religieuse et craintive. Je vous le dis en vérité, elle n’a rien de l’Olympe ;
jamais la Vénus de Milo, la Vénus du Capitole, ni même la Vénus de
Médicis ne consentiraient à voir en celle-ci leur égale.
Que dire de la peinture allégorique? C’est une autre mythologie en
quelque sorte, mais qui n’est pas mieux comprise des peintres modernes
que la mythologie des Grecs et des Latins. Qui de nous, en ce merveilleux
mois de mai, consentira à reconnaître le joyeux Printemps dans l’allé-
gorie de M. Georges Bertrand, où de vilaines femmes nues, montées à cru
sur de vilains chevaux, mènent une course insensée? « C’est le second
incendie du Printemps », a dit un Parisien spirituel. Qui reconnaîtra davan-
tage Y Été dans la vaste machine de M. Makart, où l’on voit, dans un fouillis
d’architecture, de tentures, de paravents, de vasques de marbre et d’oi-
seaux empaillés, quantité de femmes, ou nues ou vêtues de leur chemise,
ou habillées de robes de brocart, dans les poses les plus variées et les
moins expliquées? Cette salade de toutes les couleurs et de toutes les
poses cherche sans doute à rappeler Véronèse ou Rubens ; ce qu’elle
rappelle le plus ce sont les devantures de cheminée en papier peint.
M. William Bouguereau a intitulé ses deux toiles, l’unè la Nuit, l’autre
Alma Parens. La Nuit est une jeune femme qui s’envole, une légère dra-
perie noire flottant autour d’elle. L’Alma Parens a, j’imagine, la préten-
tion de représenter la France; une matrone au sein nu, couronnée d’épis,
est assise sur une manière de trône; une bonne demi-douzaine d’enfants
nus grimpent sur ses genoux ou jouent à ses pieds. Mère et enfants, le
tout est peint et dessiné à la façon ordinaire de M. Bouguereau ; cela est
sage, cela est correct, cela est merveilleusement propre et aussi merveil-
leusement froid. La religion, la fable, l’histoire, l’allégorie, tout est éga-
lement du domaine de M. Bouguereau, et quoiqu’il peigne, c’est toujours
le même tableau qu’il fait. Ah! jeunes gens, méfiez-vous de la perfection,