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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
celui-ci n’y entendait rien et avec sa brutale franchise ne manqua pas de
le laisser voir. M. Ingres se détourna et bouchant son nez avec la mine la
plus piteuse : « Quanta puzzaquesto uomo ! » s’écria-t-il. Pour la première
fois il s’apercevait que le jardinier sentait mauvais, ce que nul de nous
n’ignorait cependant.
Plus loin un jeune aide jardinier travaillait également : celui-ci, plus
fin et plus adroit, ou peut-être ayant lui-même ce sentiment de l’art
inné dans les races latines, admira pleinement le petit chef-d’œuvre.
Le père Ingres était ravi : « Regarde, me dit-il, regarde ce jeune garçon.
Qu’il est beau! que ses formes sont harmonieuses ! ne dirait-on pas qu’il
a servi de modèle aux figures parfaites de ce petit vase? » Puis tirant cinq
francs de son gousset, il les mit dans la main de l’aide jardinier abasourdi
en lui disant : « Tiens, voilà pour ta peine. »
Nous rentrâmes à la villa Médicis, moi toujours riant aux larmes. Je
voulus reprendre les pinceaux, mais le maître s’y opposa : « Non, dit-il,
pour aujourd’hui nous allons faire la fête toute la journée. »
Au déjeuner le vase ornait le milieu de la table et le père Ingres ne le
quiLta pas des yeux... il en oublia de manger. On commanda la voiture et
nous fîmes, M. et Mmo Ingres, Paul et moi, une longue promenade dans la
campagne. Pour la soirée on avait convié les Desgoffe, Gounod, Bezozzi.
On fit de la musique avec le vase antique sur le piano. Le maître écouta
les mélodies de Mozart et de Haydn tout en contemplant son acquisition et
son visage exprimait la béatitude la plus profonde. Jamais je ne le vis
plus heureux et ce fut, je crois, une des meilleures journées de sa vie.
Tout en travaillant avec assiduité au Vatican et dans l’atelier
de leur maître, les frères Balze s’efforçaient de faire œuvre origi-
nale et de peindre quelques tableaux qui pussent figurer au Salon
de Paris.
Une lettre écrite par eux aux frères Flandrin (au mois de
décembre 1839) les montre très préoccupés à ce sujet. Paul, en par-
ticulier, s’exprime avec sa fougue habituelle :
...L’époque de l’exposition s’approche et, voulant tâcher d’y exposer, je
travaille comme un enragé. Je ne connais plus personne, je ne vois per-
sonne. Continuellement à mon travail, j’ai encore beaucoup à faire. Je m’y
suis mis trop tard et je crains bien que mon travail ne se ressente beau-
coup de cette vitesse. Notre maître doit venir nous voir demain et Dieu
sait quelle lavée de tête [sfc] il va nous donner ! Mais au moins je saurai à
quoi m’en tenir; il m’avait presque conseillé de ne pas entreprendre mon
dernier tableau des femmes, disant que je n’aurais pas fini et cependant je
me suis mis courageusement au travail. Mon sujet est Ihjlas ravi par les
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
celui-ci n’y entendait rien et avec sa brutale franchise ne manqua pas de
le laisser voir. M. Ingres se détourna et bouchant son nez avec la mine la
plus piteuse : « Quanta puzzaquesto uomo ! » s’écria-t-il. Pour la première
fois il s’apercevait que le jardinier sentait mauvais, ce que nul de nous
n’ignorait cependant.
Plus loin un jeune aide jardinier travaillait également : celui-ci, plus
fin et plus adroit, ou peut-être ayant lui-même ce sentiment de l’art
inné dans les races latines, admira pleinement le petit chef-d’œuvre.
Le père Ingres était ravi : « Regarde, me dit-il, regarde ce jeune garçon.
Qu’il est beau! que ses formes sont harmonieuses ! ne dirait-on pas qu’il
a servi de modèle aux figures parfaites de ce petit vase? » Puis tirant cinq
francs de son gousset, il les mit dans la main de l’aide jardinier abasourdi
en lui disant : « Tiens, voilà pour ta peine. »
Nous rentrâmes à la villa Médicis, moi toujours riant aux larmes. Je
voulus reprendre les pinceaux, mais le maître s’y opposa : « Non, dit-il,
pour aujourd’hui nous allons faire la fête toute la journée. »
Au déjeuner le vase ornait le milieu de la table et le père Ingres ne le
quiLta pas des yeux... il en oublia de manger. On commanda la voiture et
nous fîmes, M. et Mmo Ingres, Paul et moi, une longue promenade dans la
campagne. Pour la soirée on avait convié les Desgoffe, Gounod, Bezozzi.
On fit de la musique avec le vase antique sur le piano. Le maître écouta
les mélodies de Mozart et de Haydn tout en contemplant son acquisition et
son visage exprimait la béatitude la plus profonde. Jamais je ne le vis
plus heureux et ce fut, je crois, une des meilleures journées de sa vie.
Tout en travaillant avec assiduité au Vatican et dans l’atelier
de leur maître, les frères Balze s’efforçaient de faire œuvre origi-
nale et de peindre quelques tableaux qui pussent figurer au Salon
de Paris.
Une lettre écrite par eux aux frères Flandrin (au mois de
décembre 1839) les montre très préoccupés à ce sujet. Paul, en par-
ticulier, s’exprime avec sa fougue habituelle :
...L’époque de l’exposition s’approche et, voulant tâcher d’y exposer, je
travaille comme un enragé. Je ne connais plus personne, je ne vois per-
sonne. Continuellement à mon travail, j’ai encore beaucoup à faire. Je m’y
suis mis trop tard et je crains bien que mon travail ne se ressente beau-
coup de cette vitesse. Notre maître doit venir nous voir demain et Dieu
sait quelle lavée de tête [sfc] il va nous donner ! Mais au moins je saurai à
quoi m’en tenir; il m’avait presque conseillé de ne pas entreprendre mon
dernier tableau des femmes, disant que je n’aurais pas fini et cependant je
me suis mis courageusement au travail. Mon sujet est Ihjlas ravi par les