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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
chapeau de foutre orné d’une plume, de la collerette blanche et du
justaucorps à manches bouffantes que ce charmant portrait fait
penser aux effigies de jeunes princes que nous ont laissées les peintres
français du xvi® siècle. Le portraitiste de seize ans ne connaît certes
pas Clouet et il no semble pas se soucier de savoir combien un
portrait d’enfant est un ouvrage difficile. Il crayonne un pastel plein
de naturel et de vie, auquel ne manque même pas cette singularité
qui se rencontre souvent dans les productions des meilleurs artistes.
L’amour de la vérité inspire à cet écolier dépourvu d’expérience
une sorte de réalisme qui n’est pas sans analogie avec celui des
Primitifs. Mais, comme chez les Primitifs, ce réalisme vise à la
vérité totale, à la vérité spirituelle et cachée aussi bien qu’à la vérité
corporelle et apparente.
Le pastel est le moyen d’exécution préféré, moyen de dessinateur.
La couleur n’est pas cherchée pour l’agrément qu’elle peut dispen-
ser : on l’appelle seulement à l’appui de la vérité pour préciser un
détail de costume, ici un châle à carreaux, là les boutons d’un
habit bleu barbeau ou le collet brodé d’un uniforme. Un peintre de
portraits peut se passer d’être un coloriste, s’il est curieux des diver-
sités humaines, s’il a le goût du dessin scrupuleux et l’instinct du
trait expressif. L’attention avec laquelle Louis Pasteur suit la ligne
sinueuse d’une bouche, l’intérêt qu’il prend au pli d’une lèvre ou à
l’irrégularité d’un visage décèlent le portraitiste né. A de telles
qualités se joignent une intuition précoce et cette imagination, non
moins nécessaire au savant qu’à l’artiste, qui transforme les données
fournies par l’analyse en leur communiquant l’esprit et la vie.
Même quand on connaît la confiante tendresse qui unissait ce
père et ce fils, et quand on sait dans quelles circonstances le portrait
fut entrepris, à la veille d’une séparation péniblement acceptée par
l’un comme par l’autre1, on s’émerveille qu’un enfant de quinze ans
d. Vallery-Radot, ibid., p. 10. C’était en novembre 1838. On avait persuadé à
Joseph Pasteur qu’il devait envoyer son fils à Paris. L’enfant suivrait les cours
du lycée Saint-Louis et serait pensionnaire à l’institution Barbet, qui avait alors
une grande renommée. Barbet était Franc-Comtois et accueillait bien ses com-
patriotes. La date du départ fut fixée. <c Deux jours aupavavant », ajoute M. Val-
lèfy-Radot, « Pasteur fit le portrait de son père. Il voulait, avant de partir, s’im-
prégner longtemps de ce regard profond et méditatif. A mesure que les crayons
et les estompes se faisaient dociles à la main de l’enfant, une impression
d’extrême mélancolie se répandait sur les traits du modèle. « Je me rappelle
encore cette tristesse de mon père, » me disait Pasteur quarante ans plus
tard, un jour que je regardais ce portrait... La séparation fut courte. Joseph
Pasteur devina bientôt, par les lettres impatiemment attendues, que son fils
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chapeau de foutre orné d’une plume, de la collerette blanche et du
justaucorps à manches bouffantes que ce charmant portrait fait
penser aux effigies de jeunes princes que nous ont laissées les peintres
français du xvi® siècle. Le portraitiste de seize ans ne connaît certes
pas Clouet et il no semble pas se soucier de savoir combien un
portrait d’enfant est un ouvrage difficile. Il crayonne un pastel plein
de naturel et de vie, auquel ne manque même pas cette singularité
qui se rencontre souvent dans les productions des meilleurs artistes.
L’amour de la vérité inspire à cet écolier dépourvu d’expérience
une sorte de réalisme qui n’est pas sans analogie avec celui des
Primitifs. Mais, comme chez les Primitifs, ce réalisme vise à la
vérité totale, à la vérité spirituelle et cachée aussi bien qu’à la vérité
corporelle et apparente.
Le pastel est le moyen d’exécution préféré, moyen de dessinateur.
La couleur n’est pas cherchée pour l’agrément qu’elle peut dispen-
ser : on l’appelle seulement à l’appui de la vérité pour préciser un
détail de costume, ici un châle à carreaux, là les boutons d’un
habit bleu barbeau ou le collet brodé d’un uniforme. Un peintre de
portraits peut se passer d’être un coloriste, s’il est curieux des diver-
sités humaines, s’il a le goût du dessin scrupuleux et l’instinct du
trait expressif. L’attention avec laquelle Louis Pasteur suit la ligne
sinueuse d’une bouche, l’intérêt qu’il prend au pli d’une lèvre ou à
l’irrégularité d’un visage décèlent le portraitiste né. A de telles
qualités se joignent une intuition précoce et cette imagination, non
moins nécessaire au savant qu’à l’artiste, qui transforme les données
fournies par l’analyse en leur communiquant l’esprit et la vie.
Même quand on connaît la confiante tendresse qui unissait ce
père et ce fils, et quand on sait dans quelles circonstances le portrait
fut entrepris, à la veille d’une séparation péniblement acceptée par
l’un comme par l’autre1, on s’émerveille qu’un enfant de quinze ans
d. Vallery-Radot, ibid., p. 10. C’était en novembre 1838. On avait persuadé à
Joseph Pasteur qu’il devait envoyer son fils à Paris. L’enfant suivrait les cours
du lycée Saint-Louis et serait pensionnaire à l’institution Barbet, qui avait alors
une grande renommée. Barbet était Franc-Comtois et accueillait bien ses com-
patriotes. La date du départ fut fixée. <c Deux jours aupavavant », ajoute M. Val-
lèfy-Radot, « Pasteur fit le portrait de son père. Il voulait, avant de partir, s’im-
prégner longtemps de ce regard profond et méditatif. A mesure que les crayons
et les estompes se faisaient dociles à la main de l’enfant, une impression
d’extrême mélancolie se répandait sur les traits du modèle. « Je me rappelle
encore cette tristesse de mon père, » me disait Pasteur quarante ans plus
tard, un jour que je regardais ce portrait... La séparation fut courte. Joseph
Pasteur devina bientôt, par les lettres impatiemment attendues, que son fils