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L’ART.
pattes d’un air mélancolique et navré. Il appelait cela : Un
Vieux Garçon.
Puis, il devenait plus explicite, et, sans livrer encore
son secret, il se raillait lui-même dans ces lignes illustrées
de dessins à la plume :
« Mon cher Jules,
« Tu m’en veux, j’en suis sûr. Je suis un insouciant.
Mais, que veux-tu? La vie de Paris m’abrutit à ce point
que je ne trouve plus un moment à consacrer aux bons
vieux amis. Des soirées, du travail, des leçons, des courses
multipliées ! Ah ! que tu es heureux d’être marié. Au
moins, tu es chez toi ; tandis que moi, tout seul, tout
seul ! ! !
« Aussi, dès que la nuit vient, je m’envole à tous les
coins de Paris, dans quelque honnête famille, et je fais des
études de mœurs sur la désinvolture des cocodès de l’en-
droit, ce qui, pour moi, est toujours un passe-temps très
agréable.
« Passe-temps qui me laisse
pourtant celui d’admirer les bons
procédés de dame Vénus envers
dame Nature : admiration qui n’est
pas sans me laisser voir l’horreur
du célibat, et qui me pousse même
souvent à désirer ardemment un
cœur qui accepte la possession du
mien. Voyez, madame, il est tendre
et n’a jamais servi, jamais, jamais !
Je vous le jure !
« Et tout cela ne suffit pas pour
me faire trouver celle qui doit par-
tager mon sort. Je la rêve et ne la
vois point venir. Ce qui fait que je
ne suis point et ne me considére-
rai jamais comme un homme en-
tier tant qu’il me manquera une
moitié à qui je puisse le prouver. »
Il ne disait pas toute la vérité ;
il ne s’envolait pas à tous les coins
de Paris chaque soir. Il allait frap-
per à la porte d’un modeste logis,
où il était sûr de trouver une
charmante jeune fille, simple ou-
vrière, pauvre comme lui, travail-
lant courageusement avec sa mère
pour vivre, qu’il connaissait et
qu’il aimait depuis longtemps. Mais pouvait-il raisonna-
blement songer à allier sa pauvreté à celle de cette blonde
et délicate enfant? L’amour ne connaît pas d’objections, et
le 5 mai 1868, à la mairie du IXe arrondissement, était
célébré le mariage d’Ulysse Butin avec demoiselle Louise-
Estelle Lesenne.
Le lendemain, les jeunes époux constataient qu’ils
avaient en caisse 14 francs, toute leur fortune. Butin,
rendu pensif par cette constatation, s’en fut rendre visite à
une de ses élèves qui lui devait 25 francs ; mais on ne lui
offrit pas de le payer et il n’osa pas réclamer.
La vie de lutte obscure et improductive continue pour
Butin, adoucie néanmoins par l’affection ardente et le
dévouement passionné de la jeune femme, qui lui appor-
tait une force morale dont il subissait le joug avec la sou-
mission si facile à ceux qui aiment.
Puis, vinrent les joies et les douleurs de la famille : la
joie profonde de l’enfant qui vous arrive un jour, comme
un don d une divinité bienfaisante qui sourit à l’amour
conjugal et l’a béni; puis, hélas! la douleur inconsolable
de l’enfant qui s’en va, avec son sourire d’ange, d’où il
était venu.
Cette existence laborieuse, avec sa poursuite anxieuse
et toujours renouvelée du pain quotidien, l’absorbe tout
entier. Parfois, mais rarement, il a des velléités de révolte
contre sa tâche insipide et stérile de professeur, et il s’en
exprime avec une vivacité familière bien amusante :
« Mon vieux Jules..., lorsque je rentre le soir, éreinté,
abruti, je n’ai pas le courage de penser à vous la plume
aux doigts ; mais croyez bien que je vous envoie mentale-
ment les choses les plus tendres. Mais, sérieusement, cette
année a été rude pour moi. J’ai pioché comme jamais.
« On ne se serait pas douté que la France se relevait
d’un cataclysme, tant il est sorti d’amateurs cet été! C’est
une rage, un engouement, une fièvre : tout veut peindre.
Tout ce qui a de l’aisance se figure qu’il n’y a qu’à
prendre un professeur, et que tout ira bien, comme les
leçons de danse! Tas de crétins, qui ne savent pas que le
premier jour, la première heure
de leçon que je leur donne, c’est
10 francs jetés par la fenêtre. Et
tout cela de leur faute. S’ils vou-
laient y aller franc jeu avec moi,
bon ! Mais ça se donne des airs, ça
veut peindre! Dessinez, dessinez
donc.
« Mais ça veut peindre des éven-
tails, ébaucher quelques fleurs,
croquer quelque scène amoureuse,
imiter le velouté d’une pêche, ren-
dre le mouvement et la grâce en-
chanteresse d’une jeune fille cueil-
lant une fleur en chassant des
papillons ; péché mignon; premiers
baisers; retour delà chasse; boîte
à horloge et sentiment; mais boîte
à horloge surtout et d’abord. C’est
à vous dégoûter de la villégiature.
« Mais après tout, je suis aussi
bête qu’eux de te raconter tout cela.
Qu’est-ce que tout cela peut te
faire, et à moi donc ! Maintenant
qu’ils sont tous filés dans tous les
sens, je n’y pense plus, et je ne
veux que vous revoir tous, me vau-
trer sur le gazon dans le jardin, et
vous embrasser bel et bien. Mal-
heureusement, cette année, je ne
pourrai guère partir avant le i5 septembre. Des travaux
que je 11’ai pu terminer me tiennent ici; et puis, j’ai un
élève qui passe son examen pour être reçu à l’Ecole; je l’ai
chez moi toute la journée, jusqu’à cette époque.
« Donc, je vais penser à vous d’ici là, et rappeler, si
c’est possible, cette vieille gaieté des beaux jours, gaieté
qui, je crois, s’en va un peu depuis quelque temps. Je me
surprends à n’être plus aussi bête que dans les beaux jours,
et j’en suis triste. Mais ça devra revenir avec toi, et nous
reprendrons la bonne vie saint-quentinoise.
« J’apporterai un travail que je viens de terminer :
douze planches sur la guerre et la Commune. »
Il adorait Saint-Quentin, sa ville natale, et il accourait
quand il avait quelques moments, pour y respirer comme
en un lieu de délices, où sans tracas, sans souci de la
tâche toujours renaissante et jamais achevée, il pouvait
s’abandonner quelques jours au plaisir délicieux de vivre
au grand soleil, béatement, sans penser, dans un indicible
sentiment de détente et de repos.
« Et la peinture? Nous allons un peu voir ce que tu as
L’ART.
pattes d’un air mélancolique et navré. Il appelait cela : Un
Vieux Garçon.
Puis, il devenait plus explicite, et, sans livrer encore
son secret, il se raillait lui-même dans ces lignes illustrées
de dessins à la plume :
« Mon cher Jules,
« Tu m’en veux, j’en suis sûr. Je suis un insouciant.
Mais, que veux-tu? La vie de Paris m’abrutit à ce point
que je ne trouve plus un moment à consacrer aux bons
vieux amis. Des soirées, du travail, des leçons, des courses
multipliées ! Ah ! que tu es heureux d’être marié. Au
moins, tu es chez toi ; tandis que moi, tout seul, tout
seul ! ! !
« Aussi, dès que la nuit vient, je m’envole à tous les
coins de Paris, dans quelque honnête famille, et je fais des
études de mœurs sur la désinvolture des cocodès de l’en-
droit, ce qui, pour moi, est toujours un passe-temps très
agréable.
« Passe-temps qui me laisse
pourtant celui d’admirer les bons
procédés de dame Vénus envers
dame Nature : admiration qui n’est
pas sans me laisser voir l’horreur
du célibat, et qui me pousse même
souvent à désirer ardemment un
cœur qui accepte la possession du
mien. Voyez, madame, il est tendre
et n’a jamais servi, jamais, jamais !
Je vous le jure !
« Et tout cela ne suffit pas pour
me faire trouver celle qui doit par-
tager mon sort. Je la rêve et ne la
vois point venir. Ce qui fait que je
ne suis point et ne me considére-
rai jamais comme un homme en-
tier tant qu’il me manquera une
moitié à qui je puisse le prouver. »
Il ne disait pas toute la vérité ;
il ne s’envolait pas à tous les coins
de Paris chaque soir. Il allait frap-
per à la porte d’un modeste logis,
où il était sûr de trouver une
charmante jeune fille, simple ou-
vrière, pauvre comme lui, travail-
lant courageusement avec sa mère
pour vivre, qu’il connaissait et
qu’il aimait depuis longtemps. Mais pouvait-il raisonna-
blement songer à allier sa pauvreté à celle de cette blonde
et délicate enfant? L’amour ne connaît pas d’objections, et
le 5 mai 1868, à la mairie du IXe arrondissement, était
célébré le mariage d’Ulysse Butin avec demoiselle Louise-
Estelle Lesenne.
Le lendemain, les jeunes époux constataient qu’ils
avaient en caisse 14 francs, toute leur fortune. Butin,
rendu pensif par cette constatation, s’en fut rendre visite à
une de ses élèves qui lui devait 25 francs ; mais on ne lui
offrit pas de le payer et il n’osa pas réclamer.
La vie de lutte obscure et improductive continue pour
Butin, adoucie néanmoins par l’affection ardente et le
dévouement passionné de la jeune femme, qui lui appor-
tait une force morale dont il subissait le joug avec la sou-
mission si facile à ceux qui aiment.
Puis, vinrent les joies et les douleurs de la famille : la
joie profonde de l’enfant qui vous arrive un jour, comme
un don d une divinité bienfaisante qui sourit à l’amour
conjugal et l’a béni; puis, hélas! la douleur inconsolable
de l’enfant qui s’en va, avec son sourire d’ange, d’où il
était venu.
Cette existence laborieuse, avec sa poursuite anxieuse
et toujours renouvelée du pain quotidien, l’absorbe tout
entier. Parfois, mais rarement, il a des velléités de révolte
contre sa tâche insipide et stérile de professeur, et il s’en
exprime avec une vivacité familière bien amusante :
« Mon vieux Jules..., lorsque je rentre le soir, éreinté,
abruti, je n’ai pas le courage de penser à vous la plume
aux doigts ; mais croyez bien que je vous envoie mentale-
ment les choses les plus tendres. Mais, sérieusement, cette
année a été rude pour moi. J’ai pioché comme jamais.
« On ne se serait pas douté que la France se relevait
d’un cataclysme, tant il est sorti d’amateurs cet été! C’est
une rage, un engouement, une fièvre : tout veut peindre.
Tout ce qui a de l’aisance se figure qu’il n’y a qu’à
prendre un professeur, et que tout ira bien, comme les
leçons de danse! Tas de crétins, qui ne savent pas que le
premier jour, la première heure
de leçon que je leur donne, c’est
10 francs jetés par la fenêtre. Et
tout cela de leur faute. S’ils vou-
laient y aller franc jeu avec moi,
bon ! Mais ça se donne des airs, ça
veut peindre! Dessinez, dessinez
donc.
« Mais ça veut peindre des éven-
tails, ébaucher quelques fleurs,
croquer quelque scène amoureuse,
imiter le velouté d’une pêche, ren-
dre le mouvement et la grâce en-
chanteresse d’une jeune fille cueil-
lant une fleur en chassant des
papillons ; péché mignon; premiers
baisers; retour delà chasse; boîte
à horloge et sentiment; mais boîte
à horloge surtout et d’abord. C’est
à vous dégoûter de la villégiature.
« Mais après tout, je suis aussi
bête qu’eux de te raconter tout cela.
Qu’est-ce que tout cela peut te
faire, et à moi donc ! Maintenant
qu’ils sont tous filés dans tous les
sens, je n’y pense plus, et je ne
veux que vous revoir tous, me vau-
trer sur le gazon dans le jardin, et
vous embrasser bel et bien. Mal-
heureusement, cette année, je ne
pourrai guère partir avant le i5 septembre. Des travaux
que je 11’ai pu terminer me tiennent ici; et puis, j’ai un
élève qui passe son examen pour être reçu à l’Ecole; je l’ai
chez moi toute la journée, jusqu’à cette époque.
« Donc, je vais penser à vous d’ici là, et rappeler, si
c’est possible, cette vieille gaieté des beaux jours, gaieté
qui, je crois, s’en va un peu depuis quelque temps. Je me
surprends à n’être plus aussi bête que dans les beaux jours,
et j’en suis triste. Mais ça devra revenir avec toi, et nous
reprendrons la bonne vie saint-quentinoise.
« J’apporterai un travail que je viens de terminer :
douze planches sur la guerre et la Commune. »
Il adorait Saint-Quentin, sa ville natale, et il accourait
quand il avait quelques moments, pour y respirer comme
en un lieu de délices, où sans tracas, sans souci de la
tâche toujours renaissante et jamais achevée, il pouvait
s’abandonner quelques jours au plaisir délicieux de vivre
au grand soleil, béatement, sans penser, dans un indicible
sentiment de détente et de repos.
« Et la peinture? Nous allons un peu voir ce que tu as