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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 16.1890 (Teil 2)

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Requin, Henri: Le tableau du Roi René au musée de Villeneuf-lès-Avignon
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https://doi.org/10.11588/diglit.25870#0037

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26

L’ART.

image de l’Esprit-Saint, dont les ailes, pour marquer
l’amour qui unit la Trinité, atteignent les lèvres des deux
premières personnes. Celles-ci, revêtues de longues chapes
de velours rouge, à orfrois dorés couverts de pierres pré-
cieuses, tiennent une couronne d’or par le fleuron et
s’apprêtent à la poser sur la tête de la Vierge. Tout au-
tour, rouges sur un fond d’or ou bleus sur un fond gris,
des chérubins et des séraphins en extase contemplent ce
divin mystère. Plus loin, rangés en étages, les anges en
costumes resplendissants et de couleurs variées sous la
conduite des archanges Michel et Gabriel, les apôtres, les
patriarches, les martyrs, les confesseurs, les vierges, les
enfants régénérés par le baptême, des saints et des saintes
de tout âge et de toute condition, papes, empereurs, che-
valiers et manants, forment cortège aux trois personnes
divines.

Plus bas, le ciel d’un bleu intense ; plus bas encore,
une grande croix grêle, plantée sur une montagne, se
découpe sur l’horizon immense d’une mer bordée çà et là
de rochers abrupts. De tous côtés, un beau paysage, ter-
miné par une chaîne de montagnes, sert de fond au tableau.
Au premier plan, à droite, Jérusalem, avec ses remparts,
ses tours à coupoles, ses places, ses églises; à gauche,
dans la plaine, Rome — ville absolument fantaisiste —
avec sa basilique de Saint-Pierre en style gothique sur la
rive gauche, ses grandes places où un certain nombre de
personnages causent, s’agitent, se battent, tandis qu’au
fond des boutiques des ouvriers de taille microscopique
— à peine un demi-centimètre — vaquent à leurs occu-
pations. On y voit encore le pont et le fort Saint-Ange;
l’intérieur de l’église Sainte-Croix de Jérusalem sur la
rive droite, où saint Grégoire, célébrant la messe, vit
Notre-Seigneur lui apparaître, sortant de son tombeau et
portant les stigmates de la passion.

Au-dessous, dans les entrailles de la terre, le peintre a
placé les Limbes, le Purgatoire et l’Enfer : les Limbes où
des enfants, l’air triste, les yeux fermés, sont emprisonnés
dans une caverne sans issue, formée par des rochers
écroulés; le Purgatoire où les âmes, joyeuses malgré leurs
souffrances, attendent d’être délivrées par des anges qui
déjà s’élancent vers elles ou les entraînent d’un vol rapide
vers le ciel, malgré les efforts désespérés des démons;
enfin, l’Enfer, tout peuplé de démons et de damnés. Ici,
l’imagination de l’artiste s’est donné libre carrière et a
dépeint les personnages sous les formes les plus fantas-
tiques. Des monstres de toute forme tourmentent à plaisir
les coupables : ils forcent l’un à boire de l’or fondu; ils
étendent l’autre sur un lit et l’écorchent avec des peignes
de fer; ils arrachent les yeux à un troisième, appréhendent
celui-ci à la gorge et lui enfoncent à coups redoublés un
énorme clou dans la poitrine.

Telle est cette œuvre dans son ensemble, mais que de
détails forcément omis ! Ici, c’est un démon debout sur
l’une des tours de Jérusalem, les bras étendus sur elle en
signe de domination, et que nous avons pris pour un sym-
bole de l’islamisme ; là, Moïse, à genoux devant un buisson
ardent, tandis qu’un enfant chargé de la garde du troupeau
joue de la cornemuse ; près de la croix, un chartreux en
prière, de très grande allure ; plus bas, le tombeau de
Notre-Seigneur, au pied duquel un évêque, la mitre en
tête, revêtu de sa chape, se tient à genoux dans l’attitude
de la prière L A droite de Jérusalem, presque à l’angle du
tableau, voici le tombeau de la sainte Vierge, sur lequel

i. C’est probablement le portrait de Guillaume de Montjoie,
évêque de Béziers, qui était peut-être protecteur des Chartreux. Le
blason peint à côté de lui est celui de sa famille — de gueules à la
clef antique d’argent — et nous ne connaissons pas d’autre évêque

de ce nom à cette époque.

un ange est assis ; de l’autre côté du tombeau, deux
hommes, — deux frères s’il faut en juger par l’exacte res-
semblance des physionomies, — l’un en costume de che-
valier, vêtu de ses couleurs, l’épée au côté ; l’autre, enve-
loppé dans un grand manteau noirL Enfin, — n’oublions
pas cet épisode très curieux, — entre le Purgatoire et
l’Enfer, un homme, entraîné par un démon, se débat avec
acharnement et parvient à atteindre un mince filet de sang
qui, des blessures du divin crucifié, descend sur les rochers
du Calvaire et le délivre des griffes de son ennemi.

Ce tableau, comme beaucoup d’autres du même style
et de la même époque, a été attribué pendant fort long-
temps au roi René. D’après une vieille légende, rapportée
par Mérimée, ce prince y aurait peint les portraits de ses
contemporains; il aurait placé naturellement ses amis
dans le ciel et condamné aux flammes de l’enfer ses enne-
mis et les traîtres qui avaient abandonné son service. On
verra plus loin le cas qu’il faut faire de cette légende ;
M. de Quatrebarbes, dans le volumineux ouvrage d’une
critique assez faible qu’il publia en 184g sur les œuvres du
roi René, n’hésite pas cependant à mentionner le tableau
de Villeneuve parmi les peintures authentiques de ce
prince.

Plus tard, quand les idées sur la valeur artistique du
roi René se modifièrent, on prétendit qu’il avait au moins
commandé et payé le tableau, s’il ne l’avait peint lui-
même ; la preuve donnée était assez captieuse et nous
l’avons admise tout d’abord sans hésiter. A droite du
tableau et dans l’angle, disait-on, auprès du chevalier
donateur, se trouvent les armes du roi René. C'est une
erreur. Le blason peint sur le tableau doit se lire ainsi :
« Pallé d'or et de gueules au chef de... timbré d’un casque
à lambrequins de gueules » ; tandis que, d’après Honoré
Bouche, les armes du roi René portent de Hongrie, partie
de Sicile et tiercé de Jérusalem, soutenus d’Anjou et de
Bar, et, sur le tout, d’Aragoni. 2. Et comme le blason
d’Aragon porte d’or à quatre pals de gueules, sans chef,
on l’a confondu avec celui du tableau ; on a pris les sirènes
pour les barbeaux du duché de Bar et le reste des armes
du roi René a été supposé. Ce bon roi René aura été aussi
malheureux comme artiste que comme prince ; il passa
toute sa vie à perdre ses Etats, et, après sa mort, une cri-
tique impitoyable lui ravit presque toutes ses œuvres.

Mais le roi René n'a pas manqué de successeurs pour
recueillir cet héritage, et comme il n’en coûte rien pour
appeler les choses par noms honorables et que, d’ailleurs,
le tableau de Villeneuve a tous les caractères d'une œuvre
flamande, il fut d’abord attribué à Jean Van Eyck, — ce
qui, assurément, est fort difficile, puisque le tableau est
de iq53 et que Jean Van Eyck était mort en 1440; puis,
ce fut Jean Van der Meire, un de ses élèves; — un auteur
a cru même reconnaître dans le tableau de Villeneuve les
tendances et la manière de ce peintre. Cette clairvoyance
nous étonne, car on ne connaît aucune œuvre authentique
de Jean Van der Meire :i.

Ce qui a pu, en quelque sorte, légitimer ces deux der-
nières attributions, c’est l’habitude où l’on est depuis
longtemps de classer sous le titre d’art flamand tous les
tableaux d’avant la Renaissance qui ont une tendance réa-
liste. Si l’on veut, en donnant ce nom d’art flamand à la
peinture de cette époque, affirmer l’influence et la supré-
matie des artistes de Flandre au xve siècle et prétendre que
les Van Eyck et Memling l’ont élevé à une hauteur déses-

1. C’est probablement le portrait du dtmateur, Jean de Monta-
gnac.

2. Pierre Palliot, p. 5o. Dijon.

3. M. Renouvier (les Peintres et les Enlumineurs du roi René)
dit que Jean Fouquet est l'auteur du tableau de Villeneuve, mais
les raisons qu’il en donne ne sont pas très probantes.
 
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