COURS DE LITTERATURE MUSICALE DES ŒUVRES POUR LE PIANO.
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l’affectation dans le lyrisme, allant parfois jusqu’à une sen-
timentalité recherchée, maladive, presque ridicule : « Je
considère Liszt, dit M. Rubinstein, comme une personna-
lité artistique très considérable, mais je dois vous mettre
en garde contre son exagération. Il est possible que cette
opinion ne plaise pas à tout le monde, il est possible que
je me trompe, mais je préfère exprimer franchement mon
opinion sur lui. Et si vous étudiez attentivement son
œuvre, vous verrez que j’ai raison, et vous y retrouverez
à la fois son incomparable virtuosité et son goût pour les
échasses. Il est étrange de remarquer que Liszt n’a poussé
nulle part d’aussi profondes racines qu’en Russie, et je
considère ce lait comme regrettable. »
M. Rubinstein commença par les Etudes de Liszt. Il
en joua trois, d’une inspiration orageuse, violente, pas-
sionnée : Ma\eppa, Vision et l’Ero'ica. Dans Ma\eppa l’on
reconnaît le galop d’un cheval, mais étrangement rythmé,
avec des arrêts et des changements subits au lieu de l’ac-
célération dans le même
rythme. Puis il en joua trois
plus modernes : l’Etude en
ré bémol majeur, Ricor-
danqa et Harmonies du
soir. Celle en ré bémol ma-
jeur est la plus charmante
des trois. Selon M. Rubins-
tein, toutes ces Etudes
comptent parmi les œuvres
les plus importantes de
Liszt à cause de leur tech-
nique, de leurs beaux effets
pour l’instrument et de la
fantaisie de leur inspiration.
La Sonate est l’œuvre la
plus sérieuse de Liszt poul-
ie piano, au moins par le
titre ; une Sonate exige des
formes convenues, connues,
classiques, et rien de pareil
ne se trouve dans la Sonate
de Liszt. On y sent le
« souffle nouveau (?) », l’as-
piration à] des formes
« nouvelles », qui consis-
tent à écrire toute une So-
nate, toute une Symphonie
sur un seul thème ou tout
un opéra sur trois thèmes. Il est vrai que le thème change
d’aspect ; il apparaît tantôt grandiose, tantôt gracieux,
tantôt sérieux, tantôt badin, tantôt dramatique, tantôt
lyrique, tantôt fort, tantôt léger, mais l’unité de l’œuvre
et de l’impression en souffre, et la composition se trans-
forme, plus ou moins, en une improvisation intéressante :
« Est-ce plus, est-ce moins? ajouta M. Rubinstein, non
sans quelque malice; je m’en remets à votre jugement. »
— Années de pèlerinage, œuvre de jeunesse de Liszt,
alors qu’il n’y avait pas encore de « religion nouvelle
dans l’art ». — Au lac de Wallenstadt, pastorale simple
et charmante, avec des effets de cloche correspondant
bien à la peinture de ce paysage. — La Pastorale, Au
bord d’une source et Eglogue sont également charmantes.
— Une autre pièce : le Mal du pays, sorte de mélan-
colie particulière aux habitants du Tyrol et de la Suisse
qui ne peuvent s’acclimater à l’étranger, ne manque pas
de caractère non plus. C’est un petit tableau alpestre. Les
pièces italiennes se distinguent par leur caractère exta-
tique. M. Rubinstein choisit parmi elles le Sonnet à
Pétrarque, qui rend seulement, bien entendu, l’idée géné-
rale du poète ; ce n’est pas de la musique écrite sur le
texte d'un sonnet. — Les Harmonies poétiques et reli-
gieuses, inspirées des vers de Lamartine, et qui prouvent
jusqu’à quel point l’imagination d’un homme peut s’exal-
ter, et trois Consolations, œuvres plus simples. Dans l’une
d’elles, M. Rubinstein signale une mélodie à grands in-
tervalles qu’il qualifie d’inspiration fausse. — Valse im-
promptu, œuvre jolie et gracieuse. — Galop chromatique,
cheval de bataille de Liszt, morceau de concert favori du
public et redemandé invariablement à chacun des concerts
de Liszt. Il ne manque pas d’intérêt sous le rapport har-
monique. Puis vinrent ensuite des Eantaisies sur divers
thèmes, non pas originaux et même assez ordinaires, mais
faisant beaucoup d’effet et passionnant le public, qui s’en-
thousiasmait aux concerts et payait des prix fous. L’artiste
y trouvait sa gloire et son profit. M. Rubinstein exécuta
deux de ces Fantaisies : la Somnambule et Don Juan. Cette
dernière est, par rapport aux autres Fantaisies, ce qu’est la
Neuvième Symphonie par
rapport aux autres Sympho-
nies de Beethoven. M. Ru-
binstein termina sa der-
nière séance par quatre
transcriptions des Lieder de
Schubert par Liszt, entre
autres : le Roi des aulnes.
Cette transcription est vrai-
ment géniale ; Liszt a trouvé
moyen de rendre la carac-
téristique des personnages
en mettant le chant du père,
de l’enfant et du roi des
aulnes dans des registres
différents du piano, ce qui
renforce encore le drama-
tisme poignant de la mu-
sique de Schubert. Et pour
ne pas rester sur cette
émouvante impression,
M. Rubinstein joua encore
une Valse de Schubert, d’a-
près une transcription de
Liszt.
A peine eut-il terminé
que la salle éclata en ap-
plaudissements frénétiques
et interminables, et, immé-
diatement après, la direction de la Société musicale lui
présenta une adresse de remerciements pour l’accomplis-
sement de son entreprise si considérable et si artistique,
et une tablette en argent offerte par les professeurs du
Conservatoire, sur laquelle étaient gravés le nombre des
œuvres exécutées par lui et les noms des compositeurs.
Cette tablette sera placée en évidence dans l’une des salles
du Conservatoire. Vint ensuite la réponse de M. Rubins-
tein, dont nous pouvons résumer le sens comme suit :
« J’ai joué du piano toute ma vie et j’en jouerai jusqu’à
la fin de mes jours. Que vous m’écoutiez ou non, je joue-
rai tout de même. Sous ce rapport-là, je n’ai pas rendu de
grands services. Et, comme je n’ai pas pu jouer tout ce
que j’aurais voulu, j’ai d’autant moins mérité votre atten-
tion. » Ensuite, se tournant vers la jeunesse du Conser-
vatoire : « Je suis vieux, dit-il, je m’approche du terme;
je préfère les anciens; mais cela ne veut pas dire que je
vous détourne des contemporains. Aimez-les, étudiez-les,
prenez-y de l’intérêt ; seulement, n’oubliez pas les vieux
maîtres. »
Oui, certes, M. Rubinstein a accompli une entreprise à
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l’affectation dans le lyrisme, allant parfois jusqu’à une sen-
timentalité recherchée, maladive, presque ridicule : « Je
considère Liszt, dit M. Rubinstein, comme une personna-
lité artistique très considérable, mais je dois vous mettre
en garde contre son exagération. Il est possible que cette
opinion ne plaise pas à tout le monde, il est possible que
je me trompe, mais je préfère exprimer franchement mon
opinion sur lui. Et si vous étudiez attentivement son
œuvre, vous verrez que j’ai raison, et vous y retrouverez
à la fois son incomparable virtuosité et son goût pour les
échasses. Il est étrange de remarquer que Liszt n’a poussé
nulle part d’aussi profondes racines qu’en Russie, et je
considère ce lait comme regrettable. »
M. Rubinstein commença par les Etudes de Liszt. Il
en joua trois, d’une inspiration orageuse, violente, pas-
sionnée : Ma\eppa, Vision et l’Ero'ica. Dans Ma\eppa l’on
reconnaît le galop d’un cheval, mais étrangement rythmé,
avec des arrêts et des changements subits au lieu de l’ac-
célération dans le même
rythme. Puis il en joua trois
plus modernes : l’Etude en
ré bémol majeur, Ricor-
danqa et Harmonies du
soir. Celle en ré bémol ma-
jeur est la plus charmante
des trois. Selon M. Rubins-
tein, toutes ces Etudes
comptent parmi les œuvres
les plus importantes de
Liszt à cause de leur tech-
nique, de leurs beaux effets
pour l’instrument et de la
fantaisie de leur inspiration.
La Sonate est l’œuvre la
plus sérieuse de Liszt poul-
ie piano, au moins par le
titre ; une Sonate exige des
formes convenues, connues,
classiques, et rien de pareil
ne se trouve dans la Sonate
de Liszt. On y sent le
« souffle nouveau (?) », l’as-
piration à] des formes
« nouvelles », qui consis-
tent à écrire toute une So-
nate, toute une Symphonie
sur un seul thème ou tout
un opéra sur trois thèmes. Il est vrai que le thème change
d’aspect ; il apparaît tantôt grandiose, tantôt gracieux,
tantôt sérieux, tantôt badin, tantôt dramatique, tantôt
lyrique, tantôt fort, tantôt léger, mais l’unité de l’œuvre
et de l’impression en souffre, et la composition se trans-
forme, plus ou moins, en une improvisation intéressante :
« Est-ce plus, est-ce moins? ajouta M. Rubinstein, non
sans quelque malice; je m’en remets à votre jugement. »
— Années de pèlerinage, œuvre de jeunesse de Liszt,
alors qu’il n’y avait pas encore de « religion nouvelle
dans l’art ». — Au lac de Wallenstadt, pastorale simple
et charmante, avec des effets de cloche correspondant
bien à la peinture de ce paysage. — La Pastorale, Au
bord d’une source et Eglogue sont également charmantes.
— Une autre pièce : le Mal du pays, sorte de mélan-
colie particulière aux habitants du Tyrol et de la Suisse
qui ne peuvent s’acclimater à l’étranger, ne manque pas
de caractère non plus. C’est un petit tableau alpestre. Les
pièces italiennes se distinguent par leur caractère exta-
tique. M. Rubinstein choisit parmi elles le Sonnet à
Pétrarque, qui rend seulement, bien entendu, l’idée géné-
rale du poète ; ce n’est pas de la musique écrite sur le
texte d'un sonnet. — Les Harmonies poétiques et reli-
gieuses, inspirées des vers de Lamartine, et qui prouvent
jusqu’à quel point l’imagination d’un homme peut s’exal-
ter, et trois Consolations, œuvres plus simples. Dans l’une
d’elles, M. Rubinstein signale une mélodie à grands in-
tervalles qu’il qualifie d’inspiration fausse. — Valse im-
promptu, œuvre jolie et gracieuse. — Galop chromatique,
cheval de bataille de Liszt, morceau de concert favori du
public et redemandé invariablement à chacun des concerts
de Liszt. Il ne manque pas d’intérêt sous le rapport har-
monique. Puis vinrent ensuite des Eantaisies sur divers
thèmes, non pas originaux et même assez ordinaires, mais
faisant beaucoup d’effet et passionnant le public, qui s’en-
thousiasmait aux concerts et payait des prix fous. L’artiste
y trouvait sa gloire et son profit. M. Rubinstein exécuta
deux de ces Fantaisies : la Somnambule et Don Juan. Cette
dernière est, par rapport aux autres Fantaisies, ce qu’est la
Neuvième Symphonie par
rapport aux autres Sympho-
nies de Beethoven. M. Ru-
binstein termina sa der-
nière séance par quatre
transcriptions des Lieder de
Schubert par Liszt, entre
autres : le Roi des aulnes.
Cette transcription est vrai-
ment géniale ; Liszt a trouvé
moyen de rendre la carac-
téristique des personnages
en mettant le chant du père,
de l’enfant et du roi des
aulnes dans des registres
différents du piano, ce qui
renforce encore le drama-
tisme poignant de la mu-
sique de Schubert. Et pour
ne pas rester sur cette
émouvante impression,
M. Rubinstein joua encore
une Valse de Schubert, d’a-
près une transcription de
Liszt.
A peine eut-il terminé
que la salle éclata en ap-
plaudissements frénétiques
et interminables, et, immé-
diatement après, la direction de la Société musicale lui
présenta une adresse de remerciements pour l’accomplis-
sement de son entreprise si considérable et si artistique,
et une tablette en argent offerte par les professeurs du
Conservatoire, sur laquelle étaient gravés le nombre des
œuvres exécutées par lui et les noms des compositeurs.
Cette tablette sera placée en évidence dans l’une des salles
du Conservatoire. Vint ensuite la réponse de M. Rubins-
tein, dont nous pouvons résumer le sens comme suit :
« J’ai joué du piano toute ma vie et j’en jouerai jusqu’à
la fin de mes jours. Que vous m’écoutiez ou non, je joue-
rai tout de même. Sous ce rapport-là, je n’ai pas rendu de
grands services. Et, comme je n’ai pas pu jouer tout ce
que j’aurais voulu, j’ai d’autant moins mérité votre atten-
tion. » Ensuite, se tournant vers la jeunesse du Conser-
vatoire : « Je suis vieux, dit-il, je m’approche du terme;
je préfère les anciens; mais cela ne veut pas dire que je
vous détourne des contemporains. Aimez-les, étudiez-les,
prenez-y de l’intérêt ; seulement, n’oubliez pas les vieux
maîtres. »
Oui, certes, M. Rubinstein a accompli une entreprise à