LES ARMES EUROPÉENNES ANCIENNES.
5?
ses nombreuses pièces historiques, occupait toute la pre-
mière salle; M. Spitzer,qui avait rempli des vitrines d’objets
hors ligne, comme seul il en possède dans toutes les séries,
partageait la seconde avec d’autres prêteurs plus modestes :
est-il besoin d’ajouter que le vide produit par d’aussi
riches envois n’était pas perceptible dans les galeries de
ces deux amateurs et qu’elles auraient pu subir les exi-
gences d’une seconde Exposition simultanée sans être
épuisées le moins du monde?
L’ordre chronologique par genre d’armes nous semble
le meilleur. Nous aurions volontiers procédé par collec-
tions ; mais, outre que cette méthode nous entraînerait à
des redites et que la longueur des développements nous
ferait par trop abuser de l’hospitalité de l’Art, il nous
paraît préférable de ne pas décou-
rager les collectionneurs, nouveaux
dans la carrière ou moins fortunés,
en les écrasant par une comparai-
son avec ces deux cabinets qui
marchent de pair avec des Musées
tels que l’Armeria de Madrid, l’Ar-
senal de Vienne ou le Musée d’Ar-
tillerie de Paris.
Quel champ plus propre à tenter
le burin d’un graveur, quelle sur-
face plus séduisante pour l’orfèvre
que le harnais de l’homme d’armes
du Moyen-Age et de la Renais-
sance! Quel dithyrambe chanté sur
la blancheur du kaolin et son attrait
pour le pinceau du peintre ne
pourrait-on appliquer à l’éclat de
l’acier et à ses charmes invincibles
pour le ciseau du sculpteur!
Il n’y avait pas cent ans que les
plates s’étaient introduites dans
Vadoubement, il n’y avait pas un
demi-siècle que le corps était com-
plètement couvert de fer, et déjà
des découpures, des trèfles, des
fleurons ajourés venaient rompre
la monotonie du harnais au clair
et faire présager la gloire des Pici-
nini et des Negroli! Et comment
s’en étonner! Les armures com-
plètes n’étaient destinées qu’aux
souverains, à l’élite du pays, et la
vanité dans les joutes d’une part,
le faste de l’époque d’une autre,
devaient forcément ne les faire
reculer devant aucune dépense et
servir d’aiguillon aux penchants
artistiques de si grands seigneurs.
Deux brigandines italiennes, houssées de velours, de
la collection Riggs, donnent une idée de ce luxe : la
verte aurait appartenu à Amédée VI, comte de Savoie
(1334 -f- 1383), surnommé le comte Vert à cause de sa
prédilection pour cette couleur dont il parut entièrement
revêtu dans un tournoi à Chambéry. Il serait plus correct
de désigner ce vêtement du nom de jaque, le mot brigan-
dine, habillement des brigands ou gens de trait du Midi,
ne datant que du xve siècle. Cette expression est tout à
fait en situation pour la rouge qui est munie de manches,
et qui aurait été la propriété de Bartolommeo Colleone
( 1400 -j- 1475), le célèbre condottiere, surtout connu par
la statue équestre que Verrocchio lui a élevée à Venise.
Le Musée d’artillerie ne compte que trois de ces pièces,
qui sont fort rares.
Tome XLIX.
Examinons maintenant un genre de défense plus com-
mun de la même époque : les harnais blancs. Voici un
harnais de joute de la collection Spitzer, n° 632, au
poinçon de Milan, la guivre et la croix, répété sur toutes
les lames, sauf sur les mitons ; comme chaussures, nous y
voyons, bien entendu, des solèrets à la poulaine ; comme
coiffure, une salade; le plastron, est muni d’une pan-
sière, la braconnière est dépourvue de tassettes ; une
particularité de cette belle pièce, ce sont ses cubitières
qui par leur développement font songer à Yépaule de
mouton du bras droit de certaines armures de joute de
l’arsenal de Vienne. La collection Riggs présente une
demi-armure (vitrine n° 7), aussi simple, destinée à la
joute au plançon ; le plastron, pour renforcer lefaucre à
sa naissance, est renflé à cet endroit
à la manière d’un sommet de col-
line ; c’est un exemple peu fréquent.
Dans ces deux pièces, le côté
artistique ne perce que faiblement ;
à part l’élégance des formes, les
têtes de rivets qui figurent des
fleurettes ou des mufles de lion
sont le seul essai bien timide de
l’armurier dans cette voie.
Dans les trois pièces suivantes
se fait jour le système des nervures
saillantes, cannelures concaves et
découpures, qui constituent les
armures dites maximiliennes, in-
ventées à Nuremberg, sous le règne
de Maximilien Ier, empereur d’Al-
lemagne.
C’est un grand progrès pour
l’art d’abord, puisqu’elles ont servi
de point de départ aux chefs-
d’œuvre du xvie siècle ; c’en est un
pour la légèreté ensuite ; nous tou-
chons là au point qui intrigue le
plus la foule : quels hommes de-
vaient exister alors pour ne pas
succomber sous de telles masses de
fer ?
Pour les armures de joute, le
poids est indiscutable à toutes les
époques : on usait, dans les tour-
nois, d’armures de guerre, de
2.5 kilogrammes environ, qu’on
surchargeait de pièces de renfort,
haute pièce au visage, manteau
d’armes à l’épaule gauche, épaule
de mouton à l’avant-bras droit, etc. ;
aussi qu’arrivait-il ? le cavalier à
terre était dans le même état que le
scaphandrier hors de l’eau, absolument incapable de se
mouvoir sans aide, ce qui était d’ailleurs inutile pour lui;
personne ne contestera que les hommes d’aujourd’hui ne
soient de force à atteindre ce piteux résultat.
Mais en temps de guerre, au xve siècle, l’homme
d’armes démonté, bien que dénué de pièces de renfort,
ne valait pas beaucoup mieux : les coustilles, langues de
bœuf , coustels à plates n’ont pas eu d’autre origine que
cette infériorité : on désencombrait ainsi le champ de
bataille de toute cette ferraille, et surtout du malheureux
emprisonné dedans, et sentant la pointe pénétrer entre les
plates sans pouvoir y échapper, sans pouvoir se relever,
puisque c’est à peine s’il pouvait marcher, en enlevant
ses poulaines naturellement.
Or, le procédé des cannelures maximiliennes a d’abord
9
Armure maxîmiLIënNe. (xve Siècle.^
(Collection Frédéric Spitzer.)
(Exposition Universelle de 1889.)
5?
ses nombreuses pièces historiques, occupait toute la pre-
mière salle; M. Spitzer,qui avait rempli des vitrines d’objets
hors ligne, comme seul il en possède dans toutes les séries,
partageait la seconde avec d’autres prêteurs plus modestes :
est-il besoin d’ajouter que le vide produit par d’aussi
riches envois n’était pas perceptible dans les galeries de
ces deux amateurs et qu’elles auraient pu subir les exi-
gences d’une seconde Exposition simultanée sans être
épuisées le moins du monde?
L’ordre chronologique par genre d’armes nous semble
le meilleur. Nous aurions volontiers procédé par collec-
tions ; mais, outre que cette méthode nous entraînerait à
des redites et que la longueur des développements nous
ferait par trop abuser de l’hospitalité de l’Art, il nous
paraît préférable de ne pas décou-
rager les collectionneurs, nouveaux
dans la carrière ou moins fortunés,
en les écrasant par une comparai-
son avec ces deux cabinets qui
marchent de pair avec des Musées
tels que l’Armeria de Madrid, l’Ar-
senal de Vienne ou le Musée d’Ar-
tillerie de Paris.
Quel champ plus propre à tenter
le burin d’un graveur, quelle sur-
face plus séduisante pour l’orfèvre
que le harnais de l’homme d’armes
du Moyen-Age et de la Renais-
sance! Quel dithyrambe chanté sur
la blancheur du kaolin et son attrait
pour le pinceau du peintre ne
pourrait-on appliquer à l’éclat de
l’acier et à ses charmes invincibles
pour le ciseau du sculpteur!
Il n’y avait pas cent ans que les
plates s’étaient introduites dans
Vadoubement, il n’y avait pas un
demi-siècle que le corps était com-
plètement couvert de fer, et déjà
des découpures, des trèfles, des
fleurons ajourés venaient rompre
la monotonie du harnais au clair
et faire présager la gloire des Pici-
nini et des Negroli! Et comment
s’en étonner! Les armures com-
plètes n’étaient destinées qu’aux
souverains, à l’élite du pays, et la
vanité dans les joutes d’une part,
le faste de l’époque d’une autre,
devaient forcément ne les faire
reculer devant aucune dépense et
servir d’aiguillon aux penchants
artistiques de si grands seigneurs.
Deux brigandines italiennes, houssées de velours, de
la collection Riggs, donnent une idée de ce luxe : la
verte aurait appartenu à Amédée VI, comte de Savoie
(1334 -f- 1383), surnommé le comte Vert à cause de sa
prédilection pour cette couleur dont il parut entièrement
revêtu dans un tournoi à Chambéry. Il serait plus correct
de désigner ce vêtement du nom de jaque, le mot brigan-
dine, habillement des brigands ou gens de trait du Midi,
ne datant que du xve siècle. Cette expression est tout à
fait en situation pour la rouge qui est munie de manches,
et qui aurait été la propriété de Bartolommeo Colleone
( 1400 -j- 1475), le célèbre condottiere, surtout connu par
la statue équestre que Verrocchio lui a élevée à Venise.
Le Musée d’artillerie ne compte que trois de ces pièces,
qui sont fort rares.
Tome XLIX.
Examinons maintenant un genre de défense plus com-
mun de la même époque : les harnais blancs. Voici un
harnais de joute de la collection Spitzer, n° 632, au
poinçon de Milan, la guivre et la croix, répété sur toutes
les lames, sauf sur les mitons ; comme chaussures, nous y
voyons, bien entendu, des solèrets à la poulaine ; comme
coiffure, une salade; le plastron, est muni d’une pan-
sière, la braconnière est dépourvue de tassettes ; une
particularité de cette belle pièce, ce sont ses cubitières
qui par leur développement font songer à Yépaule de
mouton du bras droit de certaines armures de joute de
l’arsenal de Vienne. La collection Riggs présente une
demi-armure (vitrine n° 7), aussi simple, destinée à la
joute au plançon ; le plastron, pour renforcer lefaucre à
sa naissance, est renflé à cet endroit
à la manière d’un sommet de col-
line ; c’est un exemple peu fréquent.
Dans ces deux pièces, le côté
artistique ne perce que faiblement ;
à part l’élégance des formes, les
têtes de rivets qui figurent des
fleurettes ou des mufles de lion
sont le seul essai bien timide de
l’armurier dans cette voie.
Dans les trois pièces suivantes
se fait jour le système des nervures
saillantes, cannelures concaves et
découpures, qui constituent les
armures dites maximiliennes, in-
ventées à Nuremberg, sous le règne
de Maximilien Ier, empereur d’Al-
lemagne.
C’est un grand progrès pour
l’art d’abord, puisqu’elles ont servi
de point de départ aux chefs-
d’œuvre du xvie siècle ; c’en est un
pour la légèreté ensuite ; nous tou-
chons là au point qui intrigue le
plus la foule : quels hommes de-
vaient exister alors pour ne pas
succomber sous de telles masses de
fer ?
Pour les armures de joute, le
poids est indiscutable à toutes les
époques : on usait, dans les tour-
nois, d’armures de guerre, de
2.5 kilogrammes environ, qu’on
surchargeait de pièces de renfort,
haute pièce au visage, manteau
d’armes à l’épaule gauche, épaule
de mouton à l’avant-bras droit, etc. ;
aussi qu’arrivait-il ? le cavalier à
terre était dans le même état que le
scaphandrier hors de l’eau, absolument incapable de se
mouvoir sans aide, ce qui était d’ailleurs inutile pour lui;
personne ne contestera que les hommes d’aujourd’hui ne
soient de force à atteindre ce piteux résultat.
Mais en temps de guerre, au xve siècle, l’homme
d’armes démonté, bien que dénué de pièces de renfort,
ne valait pas beaucoup mieux : les coustilles, langues de
bœuf , coustels à plates n’ont pas eu d’autre origine que
cette infériorité : on désencombrait ainsi le champ de
bataille de toute cette ferraille, et surtout du malheureux
emprisonné dedans, et sentant la pointe pénétrer entre les
plates sans pouvoir y échapper, sans pouvoir se relever,
puisque c’est à peine s’il pouvait marcher, en enlevant
ses poulaines naturellement.
Or, le procédé des cannelures maximiliennes a d’abord
9
Armure maxîmiLIënNe. (xve Siècle.^
(Collection Frédéric Spitzer.)
(Exposition Universelle de 1889.)