Décidément les
palmes vertes, entre-
vues jadis comme
un mythe, se rap-
prochaient.
Mais on apprend
à Saint-Quentin que
Butin est décoré.
La ville affairée,
bruyante et noire,
s’émeut. Si ses en-
fants la chérissent,
elle leur rend bien
leur tendresse. Et,
comment n’aimerait-
elle pas celui là ? Ne
tient-il pas de plus
près à ses entrailles?
Ne l’a-t-elle pas
nourri du plus pur
de son lait de rude
nourricière? Ne l’a-t-elle pas élevé à la dure école du
travail obstiné et des modestes espoirs ? Et voilà que,
soudain, l’horizon s’élargit, s’illumine, et le brave et
vaillant enfant apparaît en pleine apothéose !
Aussi on s’agite, on s’organise, et la Société des Amis
des Arts réunit, dans la grande salle de Fervaques, plus
de 70 souscripteurs à un banquet où les vieux amis d’au-
trefois viennent s’asseoir à côté des admirateurs du peintre
de Villerville. C’était le 25 juillet 1881. Cette soirée mar-
qua dans la vie de Butin l’une des heures les plus douces
qu’il ait vécues, toute pleine des applaudissements rendus
plus enivrants par la bienveillance attendrie des visages
amis, et la vision rapide du passé qui se lève, tout plein
des souvenirs émus de la jeunesse.
Quand on eut fini de le complimenter en prose et en
vers, il se leva et d’une voix tremblante d’émotion il
s’exprima ainsi :
« Messieurs, mes amis, moi je ne Sais rien dire ; mais
je vous remercie de tout mon cœur. » Et il se rassit. Ce
discours laconique eut un grand succès. Un banqueteur
enthousiaste proposa d’éterniser cette soirée mémorable,
1. Voir l’Art, 160 année, tome II, page 7.
Tome XLIX.
en demandant à Butin une vaste composition où figure-
raient tous les convives. Butin sourit, mais ne promit pas.
Saint-Quentin ne fêtait pas seulement la croix d’hon-
neur si dignement portée. Sa ville natale allait demander
à Butin une œuvre considérable.
On avait résolu, en 1880, de décorer de peintures la
grande salle de l’hôtel de ville, et, tout naturellement, on
s’adressa à Butin. Une, somme de 20,000 fr. fut affectée à
cette décoration, fournie par l’Etat pour 12,000 fr. et par
la ville de Saint-Quentin pour 8,000 fr.
Un peu plus tard, on compléta l’ensemble par quatre
petits panneaux dont le prix fut fixé à 8,000 fr., et Butin
écrivait, en juin 1880, au maire de Saint-Quentin :
« Monsieur le maire,
« J’ai l’honneur de vous informer que je consens à
exécuter le travail complet de la décoration de votre grande
salle de l’hôtel de ville, c’est-à-dire les deux grands pan-
neaux et les quatre petits, moyennant le prix que vous
m’avez proposé de 28,000 fr.
« Quoique ce prix soit bien réduit, je ne le discute pas,
tenant avant tout à faire un travail que je considère comme
le couronnement de ma réputation. »
Plus d’un parmi les compatriotes de Butin s’applaudit
d’une décision qu’il considérait comme une largesse faite
à l’artiste.
Rien cependant n’était moins vrai, et Butin, en accep-
tant l’offre qui lui était faite, cédait réellement à des con-
sidérations étrangères à tout esprit de lucre.
Il était déjà dans tout l’éclat de sa réputation. Les mar-
chands et les amateurs se disputaient ses toiles, grassement
payées, et il lui eût été facile, à l’exemple de plusieurs, de
battre monnaie avec son talent. Jamais pareille idée ne
s’est présentée à son esprit, et il n’eut même pas à résister
à la tentation, tant de pareils calculs lui étaient étrangers
et répugnaient naturellement à cette âme élevée, si dédai-
gneuse de tout ce qui n’était pas la recherche du beau et
du mieux dans son art, ingénue et naïve comme celle d’un
primitif égaré dans ce siècle de fer.
Pour se donner tout entier à l’œuvre entreprise, il aban-
donna Paris, et vint en mai 1882 se fixer à Saint-Quentin,
où il loua une petite maison rue de Mulhouse, n° 77.
18
Dessin d’après nature d'Ulysse Butin.
Réduction d’une gravure en fac-similé
de Paul Lafond.
palmes vertes, entre-
vues jadis comme
un mythe, se rap-
prochaient.
Mais on apprend
à Saint-Quentin que
Butin est décoré.
La ville affairée,
bruyante et noire,
s’émeut. Si ses en-
fants la chérissent,
elle leur rend bien
leur tendresse. Et,
comment n’aimerait-
elle pas celui là ? Ne
tient-il pas de plus
près à ses entrailles?
Ne l’a-t-elle pas
nourri du plus pur
de son lait de rude
nourricière? Ne l’a-t-elle pas élevé à la dure école du
travail obstiné et des modestes espoirs ? Et voilà que,
soudain, l’horizon s’élargit, s’illumine, et le brave et
vaillant enfant apparaît en pleine apothéose !
Aussi on s’agite, on s’organise, et la Société des Amis
des Arts réunit, dans la grande salle de Fervaques, plus
de 70 souscripteurs à un banquet où les vieux amis d’au-
trefois viennent s’asseoir à côté des admirateurs du peintre
de Villerville. C’était le 25 juillet 1881. Cette soirée mar-
qua dans la vie de Butin l’une des heures les plus douces
qu’il ait vécues, toute pleine des applaudissements rendus
plus enivrants par la bienveillance attendrie des visages
amis, et la vision rapide du passé qui se lève, tout plein
des souvenirs émus de la jeunesse.
Quand on eut fini de le complimenter en prose et en
vers, il se leva et d’une voix tremblante d’émotion il
s’exprima ainsi :
« Messieurs, mes amis, moi je ne Sais rien dire ; mais
je vous remercie de tout mon cœur. » Et il se rassit. Ce
discours laconique eut un grand succès. Un banqueteur
enthousiaste proposa d’éterniser cette soirée mémorable,
1. Voir l’Art, 160 année, tome II, page 7.
Tome XLIX.
en demandant à Butin une vaste composition où figure-
raient tous les convives. Butin sourit, mais ne promit pas.
Saint-Quentin ne fêtait pas seulement la croix d’hon-
neur si dignement portée. Sa ville natale allait demander
à Butin une œuvre considérable.
On avait résolu, en 1880, de décorer de peintures la
grande salle de l’hôtel de ville, et, tout naturellement, on
s’adressa à Butin. Une, somme de 20,000 fr. fut affectée à
cette décoration, fournie par l’Etat pour 12,000 fr. et par
la ville de Saint-Quentin pour 8,000 fr.
Un peu plus tard, on compléta l’ensemble par quatre
petits panneaux dont le prix fut fixé à 8,000 fr., et Butin
écrivait, en juin 1880, au maire de Saint-Quentin :
« Monsieur le maire,
« J’ai l’honneur de vous informer que je consens à
exécuter le travail complet de la décoration de votre grande
salle de l’hôtel de ville, c’est-à-dire les deux grands pan-
neaux et les quatre petits, moyennant le prix que vous
m’avez proposé de 28,000 fr.
« Quoique ce prix soit bien réduit, je ne le discute pas,
tenant avant tout à faire un travail que je considère comme
le couronnement de ma réputation. »
Plus d’un parmi les compatriotes de Butin s’applaudit
d’une décision qu’il considérait comme une largesse faite
à l’artiste.
Rien cependant n’était moins vrai, et Butin, en accep-
tant l’offre qui lui était faite, cédait réellement à des con-
sidérations étrangères à tout esprit de lucre.
Il était déjà dans tout l’éclat de sa réputation. Les mar-
chands et les amateurs se disputaient ses toiles, grassement
payées, et il lui eût été facile, à l’exemple de plusieurs, de
battre monnaie avec son talent. Jamais pareille idée ne
s’est présentée à son esprit, et il n’eut même pas à résister
à la tentation, tant de pareils calculs lui étaient étrangers
et répugnaient naturellement à cette âme élevée, si dédai-
gneuse de tout ce qui n’était pas la recherche du beau et
du mieux dans son art, ingénue et naïve comme celle d’un
primitif égaré dans ce siècle de fer.
Pour se donner tout entier à l’œuvre entreprise, il aban-
donna Paris, et vint en mai 1882 se fixer à Saint-Quentin,
où il loua une petite maison rue de Mulhouse, n° 77.
18
Dessin d’après nature d'Ulysse Butin.
Réduction d’une gravure en fac-similé
de Paul Lafond.