ULYSSE BUTIN.
i >9
Pour l’empêcher de partir brusquement, il fallut trou-
ver un ancien sous-officier de l’armée qui vint tous les
soirs s’installer, revolver au poing, dans son atelier et y
passer la nuit.
Une autre préoccupation plus grave fit hâter son départ :
la santé de Mme Butin laissait à désirer, et, à tort ou à rai-
son, elle croyait que les rigueurs du climat de Saint-
Quentin avaient aggravé son état.
Cependant le mal, à Paris, ne fit qu’empirer, et, le
i i juillet 1882, la malade racontait ainsi ses douloureuses
épreuves à Mlle Gillard, une de ses meilleures amies de
Saint-Quentin :
« Ma bonne petite amie,
« Depuis bien longtemps je désire
vous écrire, car vous ne doutez pas que
vous occupez souvent ma pensée. Je
m’étais si bien habituée à vivre près de
vous que vous me manquez réellement.
« Vous êtes, avec vos chers frères et
vos gentilles nièces, les souvenirs les
plus doux qui me soient restés de Saint-
Quentin, car son climat si rude m’a été
bien funeste.
« Ah ! si vous saviez, ma pauvre amie,
combien j’ai été malade depuis deux mois
et demi, je vous aurais fait pitié. Heu-
reusement que nous avons consulté un
grand médecin; sinon je m’en allais à
bref délai. Me voyez-vous laissant là mon
pauvre Lilysse et mes chers enfants!
Cette idée m’a torturée pendant bien
longtemps.
« Heureusement que les bons soins
ont rétabli un peu mon pauvre esprit.
Maintenant j’espère beaucoup dans le
traitement des Eaux-Bonnes. Nous par-
tirons le 3o juillet jusqu’au 8 ou 10 sep-
tembre; puis nous reviendrons à Paris
pour un mois environ, pour retourner
dans le Midi. Où ? nous n’en savons rien
encore.
« Mon Lilysse était inquiet. Aussi,
pour se distraire, il est allé voir la mer.
11 est parti jeudi à Etaples, dans le Pas-
de-Calais ; il doit revenir aujourd’hui.
J’en suis bien aise, car je m’ennuie tou-
jours quand il n’est pas là. A part cela,
sa santé est excellente ; il travaille beau-
coup et surtout très bien : il est en veine.
« Au revoir, ma bonne et tendre
amie. Je vous quitte, car la fatigue me
gagne. Je ne suis plus guère bonne à grand’chos
plus qu’un cœur qui vous aime bien tendrement.
« Votre petite amie :
« Louise Butin. »
Les Eaux-Bonnes ne firent point merveille, car la
malade écrivait encore le i5 novembre 1882, de Pau, où
on était installé pour passer l’hiver :
« Chère amie,
« Je viens vous donner un petit signe de vie, car c’est
une ressuscitée qui vous écrit.
« Je me suis mise au lit le 3 octobre et je ne suis
pas encore tout à fait rétablie. J’ai eu une fièvre bilieuse
qui a donné bien de l’inquiétude à mon entourage. Je
suis tout à fait guérie, mais il m’est resté une grande
Dessin d’après nature d’Ulysse Butin
Réduction d’une gravure en fac-similé
de Paul Lafond.
Je n’ai
faiblesse, qui, par instants, me fait douter d’un mieux défi-
nitif.
« Cependant, le médecin nous rassure beaucoup. Il
affirme me rendre la santé; une santé chancelante sans
doute, mais enfin une santé; ce qui me permettrait d’aller
au mois de juillet voir un peu mes chers amis de Saint-
Quentin. Vous voyez que, quoique quelquefois découra-
gée, le souvenir des bons jours me ranime et que je fais
encore des projets.
« Mon pauvre Lilysse est revenu bien inquiet de Vil -
lerville. Il reste un peu triste, mais il va se remettre au
travail. Il a un atelier très bien. Il va faire son salon et
d’autres choses commandées. Je compte sur son travail
pour le remettre tout à fait.
« Heureusement que nos chers en-
fants sont là. Jean va au Lycée; c’est un
élève hors ligne. Ordre du jour, tableau
d’honneur, rien ne lui manque. Et avec
cela, bon, mais bon ; c’est tout son père.
« Alice est toujours belle, sage et
intelligente.
« A vous mes meilleurs baisers.
« Louise Butin. »
La pauvre malade croyait-elle vrai-
ment à sa guérison, et l’instinct de la
conservation, le besoin de vivre, l’aveu-
glaient-ils sur son véritable état? Nous
avons peine à le croire. Chaque jour,
elle allait s’affaiblissant, se rapprochant
du terme inexorable et fatal ; mais elle
gardait un visage serein, et pas une
plainte, pas une allusion à ses souf-
frances, jamais une parole amère ne
s’échappait de sa bouche. Dans sa mort
prochaine, elle ne voyait pas pour elle-
même la fin de tout, et le grand inconnu
ne la faisait pas frissonner ; elle ne son-
geait qu’à ceux qu’elle allait laisser livrés
sans défense aux hasards, aux dangers,
aux souffrances de la vie. Elle songeait
à lui surtout, à ce grand enfant, qui ne
pourrait vivre sans elle, sans sa tendresse
et sa sollicitude de tous les instants. Et,
pour ne pas le frapper à l’avance, elle
feignait d’espérer.
Mais lui savait bien à quoi s’en tenir,
et les médecins lui avaient dit que c’était
la fin à bref délai. La perspective de cette
séparation l’épouvantait et l’affolait.
Qu’est-ce qu’il allait devenir sans elle,
avec deux enfants en bas âge ! Quoi ! il
allait perdre cette douce amie, cette tendre conseillère
qui connaissait l’art exquis de le reprendre sans jamais
le blesser, dont la petite main ferme savait le retenir
dans le bon chemin, dans la voie saine du travail honoré
et glorieux! Cette idée lui arrachait des larmes qu’il ne
savait pas cacher, et il souffrit avec la malade le long
martyre des derniers mois, des dernières semaines, des
derniers jours, alors qu’elle n’était plus qu’une ombre,
qu’il n’osait plus sortir une heure, dans la crainte de ne
la plus retrouver, et que la mort toujours en tiers entre
eux deux, invisible et toujours présente, il agonisait lui-
même dans cette attente cruelle de la dernière convulsion,
du dernier soupir.
Mme Butin mourut en juin i883. Six mois après, le
g décembre 1883, Ulysse Butin mourait à son tour, dans
toute la force et la plénitude de son talent.
i >9
Pour l’empêcher de partir brusquement, il fallut trou-
ver un ancien sous-officier de l’armée qui vint tous les
soirs s’installer, revolver au poing, dans son atelier et y
passer la nuit.
Une autre préoccupation plus grave fit hâter son départ :
la santé de Mme Butin laissait à désirer, et, à tort ou à rai-
son, elle croyait que les rigueurs du climat de Saint-
Quentin avaient aggravé son état.
Cependant le mal, à Paris, ne fit qu’empirer, et, le
i i juillet 1882, la malade racontait ainsi ses douloureuses
épreuves à Mlle Gillard, une de ses meilleures amies de
Saint-Quentin :
« Ma bonne petite amie,
« Depuis bien longtemps je désire
vous écrire, car vous ne doutez pas que
vous occupez souvent ma pensée. Je
m’étais si bien habituée à vivre près de
vous que vous me manquez réellement.
« Vous êtes, avec vos chers frères et
vos gentilles nièces, les souvenirs les
plus doux qui me soient restés de Saint-
Quentin, car son climat si rude m’a été
bien funeste.
« Ah ! si vous saviez, ma pauvre amie,
combien j’ai été malade depuis deux mois
et demi, je vous aurais fait pitié. Heu-
reusement que nous avons consulté un
grand médecin; sinon je m’en allais à
bref délai. Me voyez-vous laissant là mon
pauvre Lilysse et mes chers enfants!
Cette idée m’a torturée pendant bien
longtemps.
« Heureusement que les bons soins
ont rétabli un peu mon pauvre esprit.
Maintenant j’espère beaucoup dans le
traitement des Eaux-Bonnes. Nous par-
tirons le 3o juillet jusqu’au 8 ou 10 sep-
tembre; puis nous reviendrons à Paris
pour un mois environ, pour retourner
dans le Midi. Où ? nous n’en savons rien
encore.
« Mon Lilysse était inquiet. Aussi,
pour se distraire, il est allé voir la mer.
11 est parti jeudi à Etaples, dans le Pas-
de-Calais ; il doit revenir aujourd’hui.
J’en suis bien aise, car je m’ennuie tou-
jours quand il n’est pas là. A part cela,
sa santé est excellente ; il travaille beau-
coup et surtout très bien : il est en veine.
« Au revoir, ma bonne et tendre
amie. Je vous quitte, car la fatigue me
gagne. Je ne suis plus guère bonne à grand’chos
plus qu’un cœur qui vous aime bien tendrement.
« Votre petite amie :
« Louise Butin. »
Les Eaux-Bonnes ne firent point merveille, car la
malade écrivait encore le i5 novembre 1882, de Pau, où
on était installé pour passer l’hiver :
« Chère amie,
« Je viens vous donner un petit signe de vie, car c’est
une ressuscitée qui vous écrit.
« Je me suis mise au lit le 3 octobre et je ne suis
pas encore tout à fait rétablie. J’ai eu une fièvre bilieuse
qui a donné bien de l’inquiétude à mon entourage. Je
suis tout à fait guérie, mais il m’est resté une grande
Dessin d’après nature d’Ulysse Butin
Réduction d’une gravure en fac-similé
de Paul Lafond.
Je n’ai
faiblesse, qui, par instants, me fait douter d’un mieux défi-
nitif.
« Cependant, le médecin nous rassure beaucoup. Il
affirme me rendre la santé; une santé chancelante sans
doute, mais enfin une santé; ce qui me permettrait d’aller
au mois de juillet voir un peu mes chers amis de Saint-
Quentin. Vous voyez que, quoique quelquefois découra-
gée, le souvenir des bons jours me ranime et que je fais
encore des projets.
« Mon pauvre Lilysse est revenu bien inquiet de Vil -
lerville. Il reste un peu triste, mais il va se remettre au
travail. Il a un atelier très bien. Il va faire son salon et
d’autres choses commandées. Je compte sur son travail
pour le remettre tout à fait.
« Heureusement que nos chers en-
fants sont là. Jean va au Lycée; c’est un
élève hors ligne. Ordre du jour, tableau
d’honneur, rien ne lui manque. Et avec
cela, bon, mais bon ; c’est tout son père.
« Alice est toujours belle, sage et
intelligente.
« A vous mes meilleurs baisers.
« Louise Butin. »
La pauvre malade croyait-elle vrai-
ment à sa guérison, et l’instinct de la
conservation, le besoin de vivre, l’aveu-
glaient-ils sur son véritable état? Nous
avons peine à le croire. Chaque jour,
elle allait s’affaiblissant, se rapprochant
du terme inexorable et fatal ; mais elle
gardait un visage serein, et pas une
plainte, pas une allusion à ses souf-
frances, jamais une parole amère ne
s’échappait de sa bouche. Dans sa mort
prochaine, elle ne voyait pas pour elle-
même la fin de tout, et le grand inconnu
ne la faisait pas frissonner ; elle ne son-
geait qu’à ceux qu’elle allait laisser livrés
sans défense aux hasards, aux dangers,
aux souffrances de la vie. Elle songeait
à lui surtout, à ce grand enfant, qui ne
pourrait vivre sans elle, sans sa tendresse
et sa sollicitude de tous les instants. Et,
pour ne pas le frapper à l’avance, elle
feignait d’espérer.
Mais lui savait bien à quoi s’en tenir,
et les médecins lui avaient dit que c’était
la fin à bref délai. La perspective de cette
séparation l’épouvantait et l’affolait.
Qu’est-ce qu’il allait devenir sans elle,
avec deux enfants en bas âge ! Quoi ! il
allait perdre cette douce amie, cette tendre conseillère
qui connaissait l’art exquis de le reprendre sans jamais
le blesser, dont la petite main ferme savait le retenir
dans le bon chemin, dans la voie saine du travail honoré
et glorieux! Cette idée lui arrachait des larmes qu’il ne
savait pas cacher, et il souffrit avec la malade le long
martyre des derniers mois, des dernières semaines, des
derniers jours, alors qu’elle n’était plus qu’une ombre,
qu’il n’osait plus sortir une heure, dans la crainte de ne
la plus retrouver, et que la mort toujours en tiers entre
eux deux, invisible et toujours présente, il agonisait lui-
même dans cette attente cruelle de la dernière convulsion,
du dernier soupir.
Mme Butin mourut en juin i883. Six mois après, le
g décembre 1883, Ulysse Butin mourait à son tour, dans
toute la force et la plénitude de son talent.