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L' art: revue hebdomadaire illustrée — 16.1890 (Teil 2)

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Patoux, Abel: Ulysse Butin, [2]
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https://doi.org/10.11588/diglit.25870#0141

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120

L’ART.

Le deuil fut unanime dans le monde des arts. Il était
aimé de tous. Sa simplicité d’âme, sa droiture, son aver-
sion de tout ce qui sentait la pose ou l’intrigue, lui avaient
conquis tous les coeurs.

Comme il ne laissait aucune fortune, ses amis organi-
sèrent, en faveur de ses enfants, une vente à laquelle un
grand nombre d’artistes apportèrent leur contribution avec
un empressement admirable. Les études et les esquisses
de son atelier aidant, on atteignit le chiffre de près de
140,000 fr.

Mais Butin laissait une œuvre posthume : son grand
tableau de l’hôtel de ville de Saint-Quentin, auquel il avait
travaillé jusqu’à son dernier jour.

L’œuvre était malheureusement inachevée. Des mains
pieuses et bien intentionnées le terminèrent, et on peut le
voir aujourd’hui dans la grande salle de l’hôtel de ville de
Saint-Quentin.

Quand il nous a été donné de retrouver à Saint-Quen-
tin la toile que trois semaines à peine avant la mort de
Butin nous avions encore vue dans son atelier, il nous a
été difficile de la reconnaître.

Sans doute l’ordonnance générale, la composition et le
groupement des personnages ont été conservés ; mais les
colorations si fines et si étudiées du maître ont disparu;
des figures ont été modifiées; d’autres ont été ajoutées; et
celles-ci sont facilement reconnaissables, même pour les
moins experts. Le groupe des bourgeois de Saint-Quentin
qui prêtent serment sent l’effort, est d’une agitation pénible
et tourmentée. Pour échapper à la monotonie, ils jurent
levant la main, les uns horizontalement, les autres verti-
calement, mais tous sans conviction, et l’impression n’est
rien moins que celle de la vie et du mouvement. Le der-
nier état de la toile de Butin donnait une impression meil-
leure, et il cherchait le mieux, qu’il eût certainement
trouvé.

Pour dire la vérité tout entière, et il importe de la dire
dans l’intérêt de la bonne renommée de l’artiste conscien-

cieux et sévère, cette toile est tombée inachevée et incom-
plète de ses mains mourantes, et jamais il ne l’eût signée
dans son état actuel.

Nous ne dirons rien des personnages problématiques et
hypothétiques qui accompagnent la composition princi-
pale, car, pour ceux-là, il est certain que Butin y est abso-
lument étranger, et qu’ils ont été créés de toutes pièces par
les successeurs anonymes qui se sont fait un point d’hon-
neur de remplir les engagements de l’artiste disparu envers
la ville de Saint-Quentin.

Quand on repasse les incidents de cette vie si agitée, si
laborieuse, si traversée, on ne peut s’empêcher d’éprouver
un véritable serrement de cœur, en songeant aux circons-
tances misérables qui pendant de longues années ont frappé
de stérilité ce talent plein de force et de sève qui ne de-
mandait qu’à produire et à créer.

Qui faut-il en accuser?

La grande Isis, dans son puissant et perpétuel enfante-
ment, jette ainsi au grand jour de la vie des milliers
d’intelligences enfermées dans un peu de limon, comme
un semeur laisse tomber de sa main indifférente le grain
de la prochaine moisson. Puis, cela fait, elle détourne sa
face aveugle et sourde ; elle ne voit pas les gestes suppliants,
elle n’entend pas les cris, les appels désespérés qui montent
vers elle. Elle a créé sans but, en vertu de lois obscures et
impénétrables. Tant pis pour celui qui se croit marqué du
signe divin, et, au lieu de se contenter de vivre, poursuit
l’insaisissable entrevu dans son rêve, le Beau, vision déce-
vante, chimère impalpable, qui ne se laisse jamais étreindre
ni posséder.

Ceux-là du reste ne sont point malheureux. Us ont
vécu la vie de leur choix; et, s'il leur fallait revivre, on les
verrait encore, dans un sublime entêtement, gravir, les
pieds saignants, le chemin déjà parcouru.

Abel P a t o u x.

Le Gérant, E. MÉNARD.
 
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