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L'ART.
Mais cette porte, qui est peu connue et rarement remarquée, mérite cependant de fixer
l'attention. C’est un petit chef-d’œuvre de proportions, est-il besoin de le dire, mais la décora-
tion en est singulièrement chargée et, quand on vient de quitter Florence, où les architectes et
les sculpteurs nous ont habitué à des lignes plus calmes et moins tourmentées, en face de la porte
de Santa Caterina, on se sent en présence d’un art nouveau. La richesse et quelquefois l’incohé-
rence de la décoration, jetée de ci de là, sans trop de raison apparente, indiquent déjà que l’on
approche de l’Italie du Nord où tant de monuments et des plus justement célèbres ont été impi-
toyablement recouverts des pieds à la tête d’une ornementation charmante, mais dont ne s'ac-
commodent pas toujours les lignes de l’architecture.
Pris isolément, chacun des motifs qui décorent les pilastres de la porte du « Corpus Domini »
est excellent et l'exécution en est à la hauteur de la conception. Mais il est évident qu’il y en a
beaucoup trop et que ces éléments divers ne font pas trop bon ménage entre eux. A un premier
pilastre décoré d’une série de volutes adossées, supportant à leur sommet un vase plein de
flammes, succède un second pilastre où d'autres vases s’entassent les uns sur les autres; puis
vient un troisième pilastre, le seul dont la décoration a quelque raison d’être et qui eût suffi
parfaitement à faire du monument un petit chef-d’œuvre. Les chapiteaux, très chargés, ont leurs
analogues dans mainte construction de Bologne et l'on ne songerait pas à s'en plaindre, si les
bases rachetaient par leur calme ce que peut avoir de désagréable pour l'œil ce décor répandu
à profusion. Mais ces bases, à vrai dire, sont encore plus importantes par leur décoration que
les chapiteaux. Chimères ailées et adossées, volutes, empruntées à de vrais chapiteaux, tout s’y
trouve, sauf une petite place pour reposer le regard fatigué par tant de richesses.
Si l’on passe à l’analyse de l’entablement et du fronton semi-circulaire qui le surmonte,
même absence de calme, même recherche de complication. Il semblerait que le sculpteur ait lutté
avec l’architecte pour ne pas laisser subsister une moulure sans qu’elle fût recouverte d'oves ou
de palmettes, de feuilles de laurier ou de denticules; le tympan n'a pas même trouvé grâce
devant lui et a dû subir une ornementation en forme de coquille.
La construction passe pour être de l’année 1456; mais, à vrai dire, elle paraît quelque peu
postérieure à cette date. Elle fait penser, avec toutes ses sculptures, à certaines décorations
intérieures du Palais des Ducs, à Urbin, exécutées pour Frédéric de Montefeltro par Ambrogio
da Milano, quelque vingt ans plus tard. Un rapprochement entre ces figures d’enfants qui
ornent les pilastres et celles qui décorent la cheminée de la grande salle du Palais Ducal ne
serait peut-être pas trop hasardé : même attitude, même corbeille sur la tête, mouvement fort ana-
logue. On ne peut dire que ce sont des œuvres dues à un même maître, mais ce sont des œuvres
dues au même courant artistique, à l’art du Nord de l’Italie de la seconde moitié du xve siècle.
Mais, en face d’une telle richesse dans la décoration, il y a un autre rapprochement qui
s’impose; il a déjà été fait pour une pièce d’orfèvrerie italienne fort célèbre, la croix du roi de
Hongrie, Mathias Corvin, conservée à Gran. On a dit avec raison que le pied de cette belle
croix d’or émaillé, avec ses chimères dressées et soutenant fièrement les armes du roi, avec sa
tige en forme de vase, faisait songer à ces beaux encadrements de manuscrits que les miniatu-
ristes de la seconde moitié du xve siècle ont prodigués dans tous les livres qu’ils enluminaient.
Le même rapprochement serait de mise ici et il n’est pas impossible qu’un jour on retrouve la
page du manuscrit même dont notre sculpteur a fait plus que s'inspirer pour la décoration de
ses pilastres. Ce sont là des procédés familiers à la sculpture décorative du Nord de l’Italie, mais
je ne sache point que ce rapprochement ait été fait en particulier pour la porte du « Corpus
Domini » ; et, si l’on prend la peine de jeter les yeux sur des miniatures italiennes du xve siècle,
on verra qu’il n’est pas si hasardé qu’il pourrait le paraître au premier abord; ce serait une
preuve de plus de l’influence réciproque qu’ont eue, au xve siècle, toutes les branches de l’art
les unes sur les autres. Au surplus n’admettrait-on pas cette thèse, qu’elle aurait été pour nous
l’occasion de faire passer sous les yeux des lecteurs un monument qui, malgré tous ses défauts,
mérite cependant quelques instants d’attention.
Émile Molinier.
L'ART.
Mais cette porte, qui est peu connue et rarement remarquée, mérite cependant de fixer
l'attention. C’est un petit chef-d’œuvre de proportions, est-il besoin de le dire, mais la décora-
tion en est singulièrement chargée et, quand on vient de quitter Florence, où les architectes et
les sculpteurs nous ont habitué à des lignes plus calmes et moins tourmentées, en face de la porte
de Santa Caterina, on se sent en présence d’un art nouveau. La richesse et quelquefois l’incohé-
rence de la décoration, jetée de ci de là, sans trop de raison apparente, indiquent déjà que l’on
approche de l’Italie du Nord où tant de monuments et des plus justement célèbres ont été impi-
toyablement recouverts des pieds à la tête d’une ornementation charmante, mais dont ne s'ac-
commodent pas toujours les lignes de l’architecture.
Pris isolément, chacun des motifs qui décorent les pilastres de la porte du « Corpus Domini »
est excellent et l'exécution en est à la hauteur de la conception. Mais il est évident qu’il y en a
beaucoup trop et que ces éléments divers ne font pas trop bon ménage entre eux. A un premier
pilastre décoré d’une série de volutes adossées, supportant à leur sommet un vase plein de
flammes, succède un second pilastre où d'autres vases s’entassent les uns sur les autres; puis
vient un troisième pilastre, le seul dont la décoration a quelque raison d’être et qui eût suffi
parfaitement à faire du monument un petit chef-d’œuvre. Les chapiteaux, très chargés, ont leurs
analogues dans mainte construction de Bologne et l'on ne songerait pas à s'en plaindre, si les
bases rachetaient par leur calme ce que peut avoir de désagréable pour l'œil ce décor répandu
à profusion. Mais ces bases, à vrai dire, sont encore plus importantes par leur décoration que
les chapiteaux. Chimères ailées et adossées, volutes, empruntées à de vrais chapiteaux, tout s’y
trouve, sauf une petite place pour reposer le regard fatigué par tant de richesses.
Si l’on passe à l’analyse de l’entablement et du fronton semi-circulaire qui le surmonte,
même absence de calme, même recherche de complication. Il semblerait que le sculpteur ait lutté
avec l’architecte pour ne pas laisser subsister une moulure sans qu’elle fût recouverte d'oves ou
de palmettes, de feuilles de laurier ou de denticules; le tympan n'a pas même trouvé grâce
devant lui et a dû subir une ornementation en forme de coquille.
La construction passe pour être de l’année 1456; mais, à vrai dire, elle paraît quelque peu
postérieure à cette date. Elle fait penser, avec toutes ses sculptures, à certaines décorations
intérieures du Palais des Ducs, à Urbin, exécutées pour Frédéric de Montefeltro par Ambrogio
da Milano, quelque vingt ans plus tard. Un rapprochement entre ces figures d’enfants qui
ornent les pilastres et celles qui décorent la cheminée de la grande salle du Palais Ducal ne
serait peut-être pas trop hasardé : même attitude, même corbeille sur la tête, mouvement fort ana-
logue. On ne peut dire que ce sont des œuvres dues à un même maître, mais ce sont des œuvres
dues au même courant artistique, à l’art du Nord de l’Italie de la seconde moitié du xve siècle.
Mais, en face d’une telle richesse dans la décoration, il y a un autre rapprochement qui
s’impose; il a déjà été fait pour une pièce d’orfèvrerie italienne fort célèbre, la croix du roi de
Hongrie, Mathias Corvin, conservée à Gran. On a dit avec raison que le pied de cette belle
croix d’or émaillé, avec ses chimères dressées et soutenant fièrement les armes du roi, avec sa
tige en forme de vase, faisait songer à ces beaux encadrements de manuscrits que les miniatu-
ristes de la seconde moitié du xve siècle ont prodigués dans tous les livres qu’ils enluminaient.
Le même rapprochement serait de mise ici et il n’est pas impossible qu’un jour on retrouve la
page du manuscrit même dont notre sculpteur a fait plus que s'inspirer pour la décoration de
ses pilastres. Ce sont là des procédés familiers à la sculpture décorative du Nord de l’Italie, mais
je ne sache point que ce rapprochement ait été fait en particulier pour la porte du « Corpus
Domini » ; et, si l’on prend la peine de jeter les yeux sur des miniatures italiennes du xve siècle,
on verra qu’il n’est pas si hasardé qu’il pourrait le paraître au premier abord; ce serait une
preuve de plus de l’influence réciproque qu’ont eue, au xve siècle, toutes les branches de l’art
les unes sur les autres. Au surplus n’admettrait-on pas cette thèse, qu’elle aurait été pour nous
l’occasion de faire passer sous les yeux des lecteurs un monument qui, malgré tous ses défauts,
mérite cependant quelques instants d’attention.
Émile Molinier.