GAZETTE DES BEAUX-ARTS.
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chevaux qu’il trouvait pleins de physionomie et de race. Il copiait aussi
des lithographies de Charlet, et il répondait à ceux qui s’en étonnaient,
qu’il fallait faire son profit du bien partout où on le rencontrait.
« Dans ses moments de calme et quand l’espérance de guérir prenait
le dessus, il confiait à ses amis quelques-uns de ses projets. Il avait
l’idée de peindre la Traite des nègres, ce qu’il considérait comme un
très-beau sujet. Il songeait aussi à la Reddition de Parga, « et je ferai
aussi, disait-il, un tableau de chevaux grands comme nature, et un de
femmes; mais des femmes, des femmes!... » Ces dernières paroles impli-
quaient l’idée de la force qu’il ne séparait guère de la beauté. D’autres
jours, au contraire, il était profondément découragé ; il se voyait mourir,
et s’écriait : « Si j’avais seulement fait cinq tableaux; mais je n’ai rien
fait, absolument rien. » Suivant lui, en elfet, il était resté dans son ta-
bleau de la Méduse bien loin du but qu’il se proposait d’atteindre.
« On se ferait difficilement l'idée d’un caractère plus élevé et plein en
même temps d’une simplicité aussi grande. Sa bonté, sa bonhommie
même envers nous tous1, qui étions alors presque encore des enfants, était
incomparable. Il savait se mettre à notre portée, et pour ainsi dire à
notre niveau, sans que cela diminuât en rien l'admiration sincère que
nous avions pour lui. Aussi, entendant parfois dire autour de moi : « Ce
fou de Géricault a fait ceci ou cela, » je m’en étonnais singulièrement; car
tous les conseils qu’il nous donnait soit sur notre manière d’agir dans la
vie, soit pour ce qui touchait à notre art, étaient pleins de sagesse. Il
avait une modestie et une pudeur extrêmes, et une disposition à admirer
les autres que l’on rencontre bien rarement chez les artistes. Une fois,
lorsqu’il était déjà bien mal, en entrant dans sa chambre dont la porte
était au pied du lit, je le trouvai une feuille de papier dans les mains,
qu’il était en train de considérer. « Tenez, Montfort, regardez cela, » s’écria-
t-il en me jetant la feuille sur le pied du lit. Je la pris, je la regardai à
mon tour. C’était un dessin à la mine de plomb représentant une femme
d’un très-beau caractère. « C’est d’Ingres, reprit-il; » et comme je
tournais les yeux vers lui pour lui exprimer le plaisir que me causait
ce beau dessin, il ajouta : « C’est comme Raphaël. »
« Dans les derniers temps de cette longue et cruelle maladie, me dit
encore M. Lehoux, où il montra tant de force d’âme, où il eut tant à
souffrir, et du mal qui le minait et du traitement souvent plus cruel
qu’on lui infligeait, je le veillais alternativement avec M. Dorcy; je passais
la nuit auprès de lui, couché sur un divan, afin d’être à même de lui
t. MM. Robert Fleury, Eugène Lami, Lehoux, Jatnar et quelques autres.
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chevaux qu’il trouvait pleins de physionomie et de race. Il copiait aussi
des lithographies de Charlet, et il répondait à ceux qui s’en étonnaient,
qu’il fallait faire son profit du bien partout où on le rencontrait.
« Dans ses moments de calme et quand l’espérance de guérir prenait
le dessus, il confiait à ses amis quelques-uns de ses projets. Il avait
l’idée de peindre la Traite des nègres, ce qu’il considérait comme un
très-beau sujet. Il songeait aussi à la Reddition de Parga, « et je ferai
aussi, disait-il, un tableau de chevaux grands comme nature, et un de
femmes; mais des femmes, des femmes!... » Ces dernières paroles impli-
quaient l’idée de la force qu’il ne séparait guère de la beauté. D’autres
jours, au contraire, il était profondément découragé ; il se voyait mourir,
et s’écriait : « Si j’avais seulement fait cinq tableaux; mais je n’ai rien
fait, absolument rien. » Suivant lui, en elfet, il était resté dans son ta-
bleau de la Méduse bien loin du but qu’il se proposait d’atteindre.
« On se ferait difficilement l'idée d’un caractère plus élevé et plein en
même temps d’une simplicité aussi grande. Sa bonté, sa bonhommie
même envers nous tous1, qui étions alors presque encore des enfants, était
incomparable. Il savait se mettre à notre portée, et pour ainsi dire à
notre niveau, sans que cela diminuât en rien l'admiration sincère que
nous avions pour lui. Aussi, entendant parfois dire autour de moi : « Ce
fou de Géricault a fait ceci ou cela, » je m’en étonnais singulièrement; car
tous les conseils qu’il nous donnait soit sur notre manière d’agir dans la
vie, soit pour ce qui touchait à notre art, étaient pleins de sagesse. Il
avait une modestie et une pudeur extrêmes, et une disposition à admirer
les autres que l’on rencontre bien rarement chez les artistes. Une fois,
lorsqu’il était déjà bien mal, en entrant dans sa chambre dont la porte
était au pied du lit, je le trouvai une feuille de papier dans les mains,
qu’il était en train de considérer. « Tenez, Montfort, regardez cela, » s’écria-
t-il en me jetant la feuille sur le pied du lit. Je la pris, je la regardai à
mon tour. C’était un dessin à la mine de plomb représentant une femme
d’un très-beau caractère. « C’est d’Ingres, reprit-il; » et comme je
tournais les yeux vers lui pour lui exprimer le plaisir que me causait
ce beau dessin, il ajouta : « C’est comme Raphaël. »
« Dans les derniers temps de cette longue et cruelle maladie, me dit
encore M. Lehoux, où il montra tant de force d’âme, où il eut tant à
souffrir, et du mal qui le minait et du traitement souvent plus cruel
qu’on lui infligeait, je le veillais alternativement avec M. Dorcy; je passais
la nuit auprès de lui, couché sur un divan, afin d’être à même de lui
t. MM. Robert Fleury, Eugène Lami, Lehoux, Jatnar et quelques autres.