DOI Heft:
Nr. 6
DOI Artikel:Viardot, Louis: Du sens esthétique chez les animaux et chez l'homme
DOI Seite / Zitierlink: https://doi.org/10.11588/diglit.21410#0538
DU SENS ESTHÉTIQUE
CHEZ LES ANIMAUX ET CHEZ L’HOMME
On a longtemps disputé sur l’esprit des bêtes. Descarles
et ses disciples faisaient de l’animal une simple machine
à rouage, une horloge, un tournebroche. Ils réservaient
à l’homme seul l’intelligence, c’est-à-dire la mémoire,
le sentiment, la volonté, la raison. L’on connaît l’his-
toire de Malebranche : comme il rentrait avec un ami à son couvent de
l’Oratoire, une petite chienne vint le caresser; il lui lança un coup de
pied, la pauvre bête s’enfuit en criant, et comme l’ami s’étonnait qu’un
homme si doux, si bienveillant, si chrétien, répondît aux caresses par des
coups: « Eh quoi! s’écria-t-il, croyez-vous donc que cette bête ait res-
senti quelque chose? » Ainsi, non-seulement Malebranche ne croyait pas
l’avoir offensée, humiliée ; il ne croyait pas même lui avoir causé une
douleur physique. C’était se refuser à toute évidence et professer la doc-
trine du maître jusqu’à l’absurde.
D’une autre part, Montaigne, Leibnitz, Lafontaine, Bayle, Condillac,
Mme de Sévigné, d’accord avec l’antiquité tout entière, de Pythagore à
Galien, affirment que les animaux possèdent tous les organes de la sen-
sation et du sentiment ; qu’ils ont une volonté, des désirs, delà mémoire,
des idées, des combinaisons d’idées et jusqu’à la faculté de certaines
actions morales, telles que le dévouement d’un chien pour son maître ou
d’une poule pour ses poussins, telle encore que « cette équalité très-
équitable qu’elles conservent en la dispensation de leurs biens à leurs
petits » (Montaigne) ; qu’ainsi l’intelligence des animaux est, sinon
égale à celle de l’homme, au moins semblable, et qu’entre l’huître lixée
à son rocher et Yhomo sapiens de Linné il n’y a que des différences du
moins au plus, des degrés successifs qui composent ce qu’on nomme
l’échelle des êtres. C’est à cette dernière opinion que les études d’histoire
naturelle, comme celles d’anatomie comparée, ont donné la victoire. La
CHEZ LES ANIMAUX ET CHEZ L’HOMME
On a longtemps disputé sur l’esprit des bêtes. Descarles
et ses disciples faisaient de l’animal une simple machine
à rouage, une horloge, un tournebroche. Ils réservaient
à l’homme seul l’intelligence, c’est-à-dire la mémoire,
le sentiment, la volonté, la raison. L’on connaît l’his-
toire de Malebranche : comme il rentrait avec un ami à son couvent de
l’Oratoire, une petite chienne vint le caresser; il lui lança un coup de
pied, la pauvre bête s’enfuit en criant, et comme l’ami s’étonnait qu’un
homme si doux, si bienveillant, si chrétien, répondît aux caresses par des
coups: « Eh quoi! s’écria-t-il, croyez-vous donc que cette bête ait res-
senti quelque chose? » Ainsi, non-seulement Malebranche ne croyait pas
l’avoir offensée, humiliée ; il ne croyait pas même lui avoir causé une
douleur physique. C’était se refuser à toute évidence et professer la doc-
trine du maître jusqu’à l’absurde.
D’une autre part, Montaigne, Leibnitz, Lafontaine, Bayle, Condillac,
Mme de Sévigné, d’accord avec l’antiquité tout entière, de Pythagore à
Galien, affirment que les animaux possèdent tous les organes de la sen-
sation et du sentiment ; qu’ils ont une volonté, des désirs, delà mémoire,
des idées, des combinaisons d’idées et jusqu’à la faculté de certaines
actions morales, telles que le dévouement d’un chien pour son maître ou
d’une poule pour ses poussins, telle encore que « cette équalité très-
équitable qu’elles conservent en la dispensation de leurs biens à leurs
petits » (Montaigne) ; qu’ainsi l’intelligence des animaux est, sinon
égale à celle de l’homme, au moins semblable, et qu’entre l’huître lixée
à son rocher et Yhomo sapiens de Linné il n’y a que des différences du
moins au plus, des degrés successifs qui composent ce qu’on nomme
l’échelle des êtres. C’est à cette dernière opinion que les études d’histoire
naturelle, comme celles d’anatomie comparée, ont donné la victoire. La