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GAZETTE DES BEAUX-ARTS
qui remplissent leur orbite élargie. La source lumineuse est placée
hors du cadre, que débordent aussi les cimes des pins ; alors d’autres
groupes semblables à ceux que nous voyons peuvent être supposés
à gauche, indéfiniment. D’ailleurs la composition n’a point de centre,
en sorte que nous avons l’impression de n’apercevoir qu’un mor-
ceau, pris au hasard, de la grande forêt monotone. Ainsi l’imagina-
tion élargit sans limite le champ restreint de la vision. Je note
cette façon de ne point centrer ses tableaux comme un propos
arrêté chez M. Henri Martin; inutile de dire combien il s’éloigne
en cela de Puvis de Chavannes, à qui certaines personnes le com-
parent. Cela ne l’empêche point d’être, lui aussi, un beau décorateur.
Mais, que voulez-vous? Puvis de Chavannes est à part, non seu-
lement pour l’ordonnance rythmée, mais encore pour la « sérénité »,
quoi que prétende M. Henri Martin par son titre. Ici ce n’est point
la Sérénité immémoriale : les promeneurs béats de la forêt de pins
se reposent après un travail dont les muscles de leur face gardent
la crispation. On se croirait dans le préau d’un asile de vieillards,
aux Petits-Ménages, par exemple. Quelques-uns, assis les jambes
écartées, le dos abandonné contre un arbre, le visage hâlé et
crevassé, la barbe touffue et hirsute, affalés dans leurs linges blancs,
ont l’air de pauvres moujicks en peignoir au sortir d’une douche
tiède, accablés d’un bien-être inaccoutumé. Non, ceux-ci nesontpoint
des « Esprits de la Nature » ; ils errent dans le beau parc en hôtes
tolérés ; ils n’en sont pas originaires et n’y sont pas chez eux. — Une
Ondine, que le même M. Henri Martin expose aux pastels, offre la
même désharmonie ;à l’ombre d’une haute falaise, c’est une tête de
femme brune, aux petits yeux bleu vert, déchevelée, un brin d’osier
en guise de couronne, l’air las et amaigri d’une personne à vie diffi-
cile. Pourquoi cet artiste d’une sincérité mâle, dont la vision est réa-
liste, chrétienne, ascétique, et qui serait, s’il voulait, un si bel inter-
prète de l’effort et de la peine, — étant lui-même un laborieux —
s'obstine-t-il à ces contemplations païennes, qui demandent d’abord
l’aisance et l’équilibre ? — Son faire même, tapoté, trembloté,
brouillant de parti pris les contours, n’a rien d’antique, et sent la
gêne. —xAvec cela, encore une fois, c’est un noble esprit d’artiste,
et ses visées sont hautes.
Un autre décorateur, au pinceau large et franc, plutôt que soi-
gneux, M. Francis Auburtin, a tenté d'évoquer une vision panique :
La Forêt et la Mer. C’est la confrontation de l’une avec l’autre, sur
les bords de leurs deux empires ; dans une nuit que la lune remplit
GAZETTE DES BEAUX-ARTS
qui remplissent leur orbite élargie. La source lumineuse est placée
hors du cadre, que débordent aussi les cimes des pins ; alors d’autres
groupes semblables à ceux que nous voyons peuvent être supposés
à gauche, indéfiniment. D’ailleurs la composition n’a point de centre,
en sorte que nous avons l’impression de n’apercevoir qu’un mor-
ceau, pris au hasard, de la grande forêt monotone. Ainsi l’imagina-
tion élargit sans limite le champ restreint de la vision. Je note
cette façon de ne point centrer ses tableaux comme un propos
arrêté chez M. Henri Martin; inutile de dire combien il s’éloigne
en cela de Puvis de Chavannes, à qui certaines personnes le com-
parent. Cela ne l’empêche point d’être, lui aussi, un beau décorateur.
Mais, que voulez-vous? Puvis de Chavannes est à part, non seu-
lement pour l’ordonnance rythmée, mais encore pour la « sérénité »,
quoi que prétende M. Henri Martin par son titre. Ici ce n’est point
la Sérénité immémoriale : les promeneurs béats de la forêt de pins
se reposent après un travail dont les muscles de leur face gardent
la crispation. On se croirait dans le préau d’un asile de vieillards,
aux Petits-Ménages, par exemple. Quelques-uns, assis les jambes
écartées, le dos abandonné contre un arbre, le visage hâlé et
crevassé, la barbe touffue et hirsute, affalés dans leurs linges blancs,
ont l’air de pauvres moujicks en peignoir au sortir d’une douche
tiède, accablés d’un bien-être inaccoutumé. Non, ceux-ci nesontpoint
des « Esprits de la Nature » ; ils errent dans le beau parc en hôtes
tolérés ; ils n’en sont pas originaires et n’y sont pas chez eux. — Une
Ondine, que le même M. Henri Martin expose aux pastels, offre la
même désharmonie ;à l’ombre d’une haute falaise, c’est une tête de
femme brune, aux petits yeux bleu vert, déchevelée, un brin d’osier
en guise de couronne, l’air las et amaigri d’une personne à vie diffi-
cile. Pourquoi cet artiste d’une sincérité mâle, dont la vision est réa-
liste, chrétienne, ascétique, et qui serait, s’il voulait, un si bel inter-
prète de l’effort et de la peine, — étant lui-même un laborieux —
s'obstine-t-il à ces contemplations païennes, qui demandent d’abord
l’aisance et l’équilibre ? — Son faire même, tapoté, trembloté,
brouillant de parti pris les contours, n’a rien d’antique, et sent la
gêne. —xAvec cela, encore une fois, c’est un noble esprit d’artiste,
et ses visées sont hautes.
Un autre décorateur, au pinceau large et franc, plutôt que soi-
gneux, M. Francis Auburtin, a tenté d'évoquer une vision panique :
La Forêt et la Mer. C’est la confrontation de l’une avec l’autre, sur
les bords de leurs deux empires ; dans une nuit que la lune remplit