GUSTAVE MOREAU
G9
peuple d’Israël à la lutte de Jacob avec le mystérieux étranger dont
la Genèse laisse deviner si discrètement le caractère surnaturel, ce
n’est pas moins à la victoire de la force spirituelle sur la force
matérielle que doit aboutir le corps-à-corps symbolique; et l’Esprit
de Dieu s’y manifeste sous une forme tangible et avec un relief bien
propres à surexciter l’imagination. Un illustre maître s’est efforcé
de montrer les antagonistes dans la fureur de l’assaut; Moreau n’en
veut naturellement connaître que l’issue et, d’accord avec les prin-
cipes que nous lui connaissons, semble avoir attendu le moment où
l’antique pasteur est humilié dans sa force, ou plutôt confondu de
l’audace qu’il a eue de se mesurer avec l'Anonyme. Les muscles
frémissants encore, l’homme courbe son corps d’athlète, fléchit la
hanche et s’incline dans le renoncement de sa force : il a vu Dieu
devant lui « et son âme a été délivrée » ; car Dieu est descendu dans
la figure ailée dont le regard flamboie et qui va disparaître à la nuit
finissante : grave et roide, inerte en ses robes plaquées, frangée d’une
gloire aux fulgurants rayons, elle s’appuie, comme pour sonder
l’avenir, sur l’arbre symbolique de la noblesse d’Israël et, d’un geste
impérieux, touchant Jacob abaissé, le « bénit là » et le consacre.
La poésie biblique s’est révélée d’un coup à Gustave Moreau
dans sa majesté grandiose, et peu s’en faut qu’elle n’ait absorbé et
transformé le génie premier du peintre polythéiste. Gela n’arriva
pas ; mais, au sortir de ce long commerce avec la légende asiatique,
l’artiste aura contracté certaines inclinations auxquelles il cédera
souvent plus tard, sans presque le savoir. Telles ces plantes qui,
fécondées par un pollen étranger, donnent des floraisons où l’hybri-
dité développe et multiplie les organes.
Ce n’est pas impunément, en effet, qu’un esprit si passionné
pouvait explorer les mystérieuses archives de l’univers et voir s’ou-
vrir béantes les portes du palais des songes. Dans les œuvres que
nous venons de grouper, Gustave Moreau ne connaît guère de frein
à la prodigalité décorative. Les proportions du décor asiatique lui
apparaissent colossales; elles doivent, d’après lui, outrepasser la
mesure classique, et il les rehausse d’un luxe d’ornements et d’acces-
soires pour ainsi dire barbare, immodéré dans sa splendeur hétéro-
gène, hors d’échelle avec toute humanité. Le vêtement des figures
devient d’une si grande richesse que le jeu de leurs membres en
semble embarrassé ; et jusqu’aux auréoles qui nimbent les têtes
sacrées sont émaillées, ciselées, ponctuées de perles et de cabo-
G9
peuple d’Israël à la lutte de Jacob avec le mystérieux étranger dont
la Genèse laisse deviner si discrètement le caractère surnaturel, ce
n’est pas moins à la victoire de la force spirituelle sur la force
matérielle que doit aboutir le corps-à-corps symbolique; et l’Esprit
de Dieu s’y manifeste sous une forme tangible et avec un relief bien
propres à surexciter l’imagination. Un illustre maître s’est efforcé
de montrer les antagonistes dans la fureur de l’assaut; Moreau n’en
veut naturellement connaître que l’issue et, d’accord avec les prin-
cipes que nous lui connaissons, semble avoir attendu le moment où
l’antique pasteur est humilié dans sa force, ou plutôt confondu de
l’audace qu’il a eue de se mesurer avec l'Anonyme. Les muscles
frémissants encore, l’homme courbe son corps d’athlète, fléchit la
hanche et s’incline dans le renoncement de sa force : il a vu Dieu
devant lui « et son âme a été délivrée » ; car Dieu est descendu dans
la figure ailée dont le regard flamboie et qui va disparaître à la nuit
finissante : grave et roide, inerte en ses robes plaquées, frangée d’une
gloire aux fulgurants rayons, elle s’appuie, comme pour sonder
l’avenir, sur l’arbre symbolique de la noblesse d’Israël et, d’un geste
impérieux, touchant Jacob abaissé, le « bénit là » et le consacre.
La poésie biblique s’est révélée d’un coup à Gustave Moreau
dans sa majesté grandiose, et peu s’en faut qu’elle n’ait absorbé et
transformé le génie premier du peintre polythéiste. Gela n’arriva
pas ; mais, au sortir de ce long commerce avec la légende asiatique,
l’artiste aura contracté certaines inclinations auxquelles il cédera
souvent plus tard, sans presque le savoir. Telles ces plantes qui,
fécondées par un pollen étranger, donnent des floraisons où l’hybri-
dité développe et multiplie les organes.
Ce n’est pas impunément, en effet, qu’un esprit si passionné
pouvait explorer les mystérieuses archives de l’univers et voir s’ou-
vrir béantes les portes du palais des songes. Dans les œuvres que
nous venons de grouper, Gustave Moreau ne connaît guère de frein
à la prodigalité décorative. Les proportions du décor asiatique lui
apparaissent colossales; elles doivent, d’après lui, outrepasser la
mesure classique, et il les rehausse d’un luxe d’ornements et d’acces-
soires pour ainsi dire barbare, immodéré dans sa splendeur hétéro-
gène, hors d’échelle avec toute humanité. Le vêtement des figures
devient d’une si grande richesse que le jeu de leurs membres en
semble embarrassé ; et jusqu’aux auréoles qui nimbent les têtes
sacrées sont émaillées, ciselées, ponctuées de perles et de cabo-